Dire que la Communauté des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) est sur la sellette est un doux euphémisme pour décrire la zone de turbulence qu’elle traverse depuis de nombreuses années et particulièrement ces derniers mois où son espace résonne de bruits de bottes et de régimes en train de s’effondrer. Comme si cela ne suffisait pas, l’organisation fait face à une défiance de plus en plus grande d’une large frange de sa population parmi laquelle certains n’hésitent pas à questionner jusqu’à l’opportunité de son existence.
Inspirée dès 1972 par l’intérêt du dirigeant nigérian Yakubu Gowon pour la création d’une zone d’intégration économique régionale, la CEDEAO a été portée sur les fonts baptismaux le 28 mai 1975 dans le but de promouvoir la coopération et l’intégration économique et monétaire des pays de l’Afrique de l’ouest. La paix étant le préalable à tout développement, ses membres signent en 1978 un protocole de non-agression qui favorisent la coexistence pacifique entre les Etats en dehors de l’intermède de la guerre éclaire entre le Mali et le Burkina Faso du 25 au 30 décembre 1985 qui fera 141 morts et 300 blessés burkinabés contre 38 morts et 17 blessés maliens. Ce dispositif sera renforcé en 1981 par la signature d’un protocole d’assistance en matière de défense. En 1987, est lancé l’idée de la création d’une monnaie commune aux 15 Etats.
Dans le domaine de l’intégration économique, monétaire et politique, en presqu’un demi-siècle d’existence, ses acquis sont indéniables et justifient à eux-seuls et suffisamment l’opportunité de son existence. Dans le village qu’est devenu le monde, même les grandes puissances ont besoin de s’appuyer sur des regroupements géopolitiques pour tirer leur épingle du jeu dans beaucoup de domaines. La CEDEAO reste à ce jour la seule structure qui fédère tous les pays de l’Afrique de l’Ouest et est de ce point de vue, un formidable instrument et cadre d’intégration pour les populations et les économies de 15 Etats. Ses homologues d’Afrique centrale et australe, notamment la CEMAC et la SADEC, n’ont pas son degré d’implication en matière d’intégration sociale et économique des populations.
C’est donc dans le but de préserver et promouvoir ses acquis qu’elle décide, face à la recrudescence des guerres civiles dans sa sphère d’influence dans les années 1990, de se doter d’une force militaire d’interposition, d’imposition et de maintien de la paix sur le modèle des Casques bleus des Nations Unies. Les interventions de cette force armée communautaire notamment en Sierra Leone, au Liberia et en Guinée Bissau, au delà des dérapages imputables à quelques « badapples » (Brebis galeuses: expression que l’ancien secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld a utilisée pour décrire les soldats américains impliqués dans des abus sur des Irakiens dans la prison d’Abu Ghraib en 2004), ont été décisives pour le retour de la paix et de la stabilité dans ces pays. Dès lors, les populations, surtout les jeunes qui représentent 65% d’entre-elles attendent de l’organisation d’être plus réactive et d’agir surtout en amont pour la satisfaction des soifs diverses qu’ils ont sur les plans individuels mais également collectifs en ce qui concerne la gouvernance de leurs Etats et des rapports de ceux-ci avec le monde. Dans un contexte de transition générationnelle sur les plans politique et intellectuel entre le reliquat des classes dirigeantes aux affaires depuis les indépendances et la jeune génération qui ne veut et ne peut plus attendre son tour, apparait des divergences de vues et d’approche sur presque tout. Les jeunes civils ou militaires ne se satisfont plus des modalités de gouvernance de leurs pays et le font savoir bruyamment avec l’énergie et la fougue de leur jeunesse aussi bien sur des questions intérieures qu’internationales. Avec et à travers les réseaux sociaux, ils se tiennent informés des évolutions internes à chacun de leur Etat et se trouvent des sujets de préoccupations et des éléments de langages communs pour les exprimer. Les dirigeants des juntes de Guinée (41ans), Mali (39 ans) et du Burkina Faso (41ans) sont vus comme leurs champions et célébrés comme les initiateurs d’une nouvelle ère. Ne se sentant donc en rien comptables des compromissions de leurs pères, les jeunes mettent en doute la validité des proclamations d’indépendance faites dans les années 1960 et exigent de leurs dirigeants l’émancipation complète de leur pays vis-à-vis des puissances tutélaires comme nousl’avons vu avec la fronde sur la question du Franc CFA. Ceci mis dans cela, nous avons tout un florilège de revendications et de protestations qui se nourrissent de la moindre évolution interne à un pays. Les organisations internationales ne sont que des associations d’Etats dont les soubresauts affectent mécaniquement l’atteinte, la poursuite ou même la nature des objectifs. Elles sont donc fondées et légitimes à connaitre les difficultés que traversent leurs membres et à se déterminer suivant les instruments et mécanismes juridiques et règlementaires qui président à leur fonctionnement. Cependant, pour beaucoup de jeunes africains, les interventions de la CEDEAO dans les différentes crises qui secouent son espace, sont celles du médecin après la mort. Dès lors, elle est considérée par beaucoup et cela souvent à tort, comme une partie du problème et non une solution. Si cette conviction s’est installée dans l’esprit des uns et des autres, c’est en grande partie parce que la CEDEAO comme tous nos gouvernements d’ailleurs, ne communique que sur son ordre du jour, laissant la compréhension et la pédagogie de tout le reste à la charge de chacun sinon des réseaux sociaux et internet qui diffusent tout et son contraire sur le même sujet et font de parfaits ignares des maitres à penser. L’ordre du jour actuel de la CEDEAO est : « Demande de libération immédiate et sans condition de présidents emprisonnés et sanctions contre les méchants qui ont suspendu l’ordre constitutionnel ». Toute chose qui laisse les reprochent qui lui sont faites devenir de plus en plus audibles par le grand nombre au point d’être accusée de tous les péchés d’Israël alors qu’à y voir de près, elle a des circonstances atténuantes et peut valablement se défendre de la majorité des reproches qui lui sont faits. Pour résumer celles qui sont d’actualité, il est reproché à la CEDEAO de faire une crise d’urticaire à chaque coup d’Etat mais de rester impassible lors des modifications des Constitutions pour permettre à un dirigeant de se renouveler indéfiniment. Si ces critiques sont légitimes, il n’en demeure pas moins qu’elles amalgament deux situations qui ne sont pas analogues du point de vue d’une organisation régionale comme la CEDEAO. Les modifications des textes faisant office de Constitution relèvent de la politique interne des Etats et les interprétations que l’on peut avoir sur ces pratiques sont exclusivement subjectives. Dès lors, suivant le sacro-saint principe de non-ingérence dans les affaires intérieures des Etats, une organisation internationale n’est pas fondée à moins que des dispositions spécifiques de sa charte ne le recommandent, de s’immiscer dans des controverses internes aux Etats. L’ingérence en droit public est définie comme « l’action de s’immiscer indûment, sans en être requis ou en avoir le droit, dans les affaires d’autrui. » La CEDEAO selon ses détracteurs dans le cas d’espèce, devrait s’immiscer dans les affaires intérieures des Etats en violation de leur souveraineté. La notion de droit d’ingérence; elle apparait dans les débats juridiques à partir des années 1990 devant la recrudescence des guerres civiles et a fait dire à l’ancien Premier Ministre français Dominique de Villepin que : « Le respect de l’individu, la défense des libertés, la lutte contre la pauvreté ou les épidémies ont eu force de loi. » Cependant, pour de nombreux juristes, cette notion de « droit d’ingérence » est dépourvue de tout contenu juridique si elle n’est pas assortie de l’adjectif « humanitaire ». C’est dire tous les garde-fous qui ont été posés pour encadrer toute ingérence dans les affaires intérieures des Etats. La CEDEAO peut donc valablement se prévaloir du respect de ce principe pour justifier sa léthargie face aux manipulations des Constitutions qui dans de nombreux pays servent de lois électorales. Elle peut cependant soumettre à ses membres la signature d’un protocole spécifique sur la question assortie de sanction en cas de non-respect. Dans le cas des coups d’Etats, l’implication ou les réactions de la CEDEAO, ne constituent pas une ingérence mais une intervention. En droit, l’ingérence et l’intervention dans une situation n’ont pas le même sens et les mêmes implications. Dès lors, toutes les interventions ne sont pas mécaniquement des ingérences dans les affaires intérieures des Etats concernés, car on peut intervenir sans qu’il ait ingérence. La CEDEAO, dans ce cas, est légitime et fondée d’intervenir au Mali, en Guinée et au Burkina Faso où il y a eu rupture de l’ordre et de la légalité constitutionnelle. Le droit public définit en effet l’intervention comme : « l’action d’un Etat ou d’une organisation internationale qui prend place dans l’examen et la solution d’une affaire relevant de la compétence d’un ou de plusieurs autres Etats. » La base juridique de cette intervention de la CEDEAO est le Protocole additionnel au Protocole relatif au mécanisme de prévention, de gestion, de règlement des conflits, de maintien de la paix et de la sécurité signé le 21 décembre 2001 par 14 des 15 Etats-membres (le Cap–vert s’est abstenu) et portant sur la démocratie et la bonne gouvernance qui est en vigueur depuis juillet 2005 après sa ratification par 9 Etats. Les seules critiques fondées que l’on entend à propos de la CEDEAO ces dernières semaines portent sur la nature et le caractère disproportionné des sanctions décrétées contre le Mali. Elles sont de toute évidence mal inspirées, semble être dictées par une puissance extrarégionale pour son propre compte et contre productives en ce sens qu’elles n’ont pas impressionné les militaires burkinabés et s’inscrivent malheureusement dans la logique du Mutual Assured Destruction. Le Mali est un pays enclavé au milieu de 7 pays dont 5 de la CEDEAO. Toutes ses exportations et importations passent donc par les ports de la communauté. Fermer les frontières avec le Mali au seul motif que les nouvelles autorités veulent se donner le temps de refonder les instituions avant toute élection, c’est décider pour certains pays de se passer de centaines de milliards de francs CFA par semaine. Toute chose qui apporte des torrents d’eaux au moulin de ceux qui reprochent à la CEDEAO son inféodation à certaines puissances occidentales, notamment la France. Cet assujettissement de certains pays aux puissances étrangères est le motif de la colère de la rue africaine et régionale depuis plusieurs années maintenant contre les dirigeants. Que la CEDEAO vienne elle aussi à se rendre coupable de cela insupportent au plus haut point ses principaux détracteurs. En effet, malgré les dénégations ou les silences sur la question, le visage de la France dans son combat contre la Russie au Mali apparait clairement à travers ces sanctions comme une mouche dans un verre de lait. Comme le disait un universitaire d’Afrique de l’Est, : « les pays francophones cherchent toujours à l’intérieur des organisations sous régionales et panafricaines auxquelles ils appartiennent des leviers à mettre à la disposition de la France pour y déplier son agenda. » Cette tâche est cependant plus aisée lorsque ces organisations ne regroupent que des pays francophones.
De 1973 Jusqu’au début des années 1990, les pays francophones d’Afrique de l’Ouest étaient tous membres de la Communauté Economique de l’Afrique de l’Ouest (CEAO) quoi que la Guinée, le Benin et le Togo pour des raisons diverses, avaient refusé de signer le traité à sa création le 17 avril1973 à Abidjan. Cette institution fera pendant longtemps ombrage à la CEDEAO à laquelle la Côte d’Ivoire et le Sénégal ont accepté d’adhérer à condition que son Traité soit déclaré compatible avec d’autres organisations régionales. Ces deux pays voulaient, avec la CEAO, promouvoir une certaine homogénéité sur le plan monétaire et linguistique face au Nigeria qui militait pour l’effacement des clivages issus de la période coloniale. La décennie 1980 sera témoin de la rivalité entre la CEAO et la CEDEAO que la crise économique qui sévissait alors sur le continent va abriter en faveur de la seconde. Les économies de la Côte d’Ivoire et du Sénégal, parrains de la CEAO reposaient largement sur l’exportation des matières premières agricoles dont les prix étaient au plus bas, tandis que le Nigeria parrain de la CEDEAO tirait des dividendes de plus en plus importants de ses exportations de pétrole. La CEAO est finalement dissoute en mars 1994, laissant la CEDEAO comme seule organisation sous régionale regroupant tous les pays de l’Afrique de l’Ouest.
Les pays francophones vont alors renforcer leurs implications et leur présence au sein de l’Institution au point de vouloir la caporaliser comme en témoigne la tentative de s’approprier le projet de monnaie unique communautaire en projet depuis 1987, en guise de réponse à la colère de leurs opinions publiques au sujet du fonctionnement du francs CFA.
Cette organisation qui traverse une période d’intranquilité, est à la croisée des chemins et doit se réinventer pour faire coïncider ses priorités avec celles des populations pour qui et par qui elle existe. Pour y arriver, il est primordial pour elle cultiver et de garder son indépendance en tenant loin de ses leviers de commandements les puissances extrarégionales dont la politique étrangère envers l’Afrique repose essentiellement et invariablement sur leur propension à ne voir dans nos dirigeants que leurs représentants de commerce. C’est à cette seule condition qu’elle pourra regagner le respect des populations et asseoir sa légitimité à fonder pour elles l’Histoire.
Une fois cette condition suffisante réunie, la CEDEAO devra à l’image de l’Union Européenne qui est partie de la Communauté Economique Européenne (CEE) pour devenir la principale ordonnatrice de la vie politique, économique, culturelle, diplomatique, sociale et scientifique des populations des 27 pays membres, amender son traité afin de répondre avec plus d’efficacité aux attentes des populations qui sont nombreuses et diverses.
Cette jeunesse turbulente, impertinente et impatiente ; qui manifeste, insulte, juge, condamne sans procès et fait des coups d’Etat et dont des composantes prendront bientôt les commandes de nos Etats, doit cependant se garder de jeter le bébé avec l’eau du bain. La CEDEAO est l’un des meilleurs instruments sinon le meilleur en termes d’intégration que l’on trouve sur notre continent. Cette dernière de son côté ne devrait voir à travers les critiques dont elle est l’objet, qu’un appel du pied pour plus d’implication dans la gestion et la conduite du destin de 400 millions d’hommes et de femmes qu’elle compte actuellement, soit 32% de la population africaine.
Moritié CAMARA Professeur Titulaire d’Histoire des Relations Internationales