Retiré de l’administration, l’ancien préfet d’Abidjan se dit aujourd’hui confiant dans la capacité de la Cedeao à résister aux crises sécuritaires et politiques qui la traversent. Vincent Toh Bi n’a jamais eu la langue dans sa poche. Très libre déjà du temps où il était le préfet d’Abidjan (fonction à laquelle il a renoncé en août 2020), il est désormais à la tête de l’organisation Aube nouvelle, et se consacre aux questions sécuritaires dans la sous-région en même temps qu’à l’analyse des processus électoraux sur le continent. Des questions qu’il connaît bien, pour avoir, avant d’être le directeur de cabinet d’Hamed Bakayoko – alors ministre de l’Intérieur – travaillé au sein d’organisations spécialisées telles que l’Electoral Institute for Sustainable Democracy in Africa (EISA), basé en Afrique du Sud.
Jeune Afrique : La Côte d’Ivoire rend hommage à l’ancien président Henri Konan Bédié, décédé le 1er août 2023. Que retiendrez-vous de lui ?
Vincent Toh Bi : C’était une grande figure de la vie politique ivoirienne, partie à un moment où notre pays s’apprêtait à ouvrir un autre chapitre de son histoire, avec les élections de 2025. De Bédié, on retiendra beaucoup de choses depuis son apparition sur la scène publique nationale, au début des années 1960, jusqu’à sa disparition. Je dirais qu’il a tempéré la vie politique ivoirienne et que, face à des positions radicales et inconciliables, il a su prendre de la hauteur. Il a su faire en sorte que le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) demeure une formation forte et incontournable, en dépit de la saignée qu’il a connu avec l’avènement du multipartisme dans les années 1990.
Vous étiez, jusqu’en 2020, le préfet d’Abidjan, et connaissez donc bien les questions d’insalubrité urbaine. Depuis le début de l’année, des quartiers de la ville considérés comme insalubres ont été détruits, les autorités ont procédé à des déguerpissements et cela a suscité des polémiques. Qu’en pensez-vous ?
J’ai effectivement eu à gérer ce type d’opérations, et il faut que tout le monde comprenne que nos villes doivent évoluer. Abidjan doit être propre, structuré et bien urbanisé. Les installations anarchiques ne doivent plus prospérer pour qu’on ait des conditions de vie meilleures et pour que nos villes respirent. C’est une question de salubrité et de sécurité. On ne peut pas continuer à rester dans la précarité, la saleté et le désordre. Cependant, la question de la méthode et de l’approche peut être posée. Quand on travaille avec des individus, même si la décision est opportune, il y a des manières de la faire accepter.
Lors des dernières élections locales, l’opposition a affirmé que la commission électorale était partiale et que les listes électorales étaient entachées d’irrégularités. Comment, dans ce contexte, faire en sorte que la présidentielle de 2025 se tienne dans de bonnes conditions ?
La stabilité d’une démocratie et d’un pays résulte d’un consensus sur les points essentiels. Lorsqu’on va à une élection et qu’il y a des questions qui font l’objet de divergences, il faut essayer de rapprocher les points de vue pour avancer. C’est une notion que je développe ces temps-ci dans les conférences que je donne : il faudrait qu’après chaque élection, on se demande ce qui a fâché, ce qui n’a pas plu, ce qui est susceptible de nous diviser.
Dans notre pays, les scrutins s’avèrent toujours problématiques. L’élection de 2010 a plongé le pays dans le chaos, celles de 2015 et de 2020 n’ont pas non plus été sereines. Il y a un moment où l’on doit s’asseoir ensemble, pour trouver le moyen de désamorcer la violence en mettant de côté les intérêts partisans.
Parmi les points qui crispent le débat politique, figure la question de la réinscription de Laurent Gbagbo sur les listes électorales. L’ancien président a été désigné candidat de son parti à la présidentielle de 2025, mais la commission électorale objecte qu’il a été condamné par la justice ivoirienne…
Toutes les questions qui fâchent doivent être considérées avec attention. Concernant le cas que vous citez, j’espère que la décision finale n’a pas été prise.
Vous suivez également de près les questions sécuritaires. Comment observez-vous l’évolution de la menace jihadiste qui se propage depuis les pays du Sahel ?
En Afrique de l’Ouest, nous avons une très bonne circulation des biens et des personnes. Nos peuples sont apparentés les uns aux autres, et ce qui arrive au Burkina, au Niger ou au Mali nous touche aussi. D’ailleurs, nous aussi avons été la cible d’attentats. C’est un sujet de préoccupation extrêmement sérieux.
La réponse apportée par les pays côtiers à cette extension de la menace jihadiste est-elle adaptée ?
Je ne suis plus dans le système, mais j’observe que depuis quelques mois, il y a moins d’attaques [dans le nord de la Côte d’Ivoire]. Cela peut signifier que les efforts portent leurs fruits, mais il faut demeurer très vigilants : le Sahel est très vaste, et par conséquent il est fragile. En face, l’ennemi a recours à des méthodes de plus en plus sophistiquées… Il ne faut donc rien lâcher, et adapter sans cesse notre réponse et notre stratégie.
En ce qui concerne la Côte d’Ivoire, la réponse à cette crise sécuritaire doit être multiforme. On peut faire front avec de l’équipement, avec de nouvelles techniques de renseignement et de combat, mais il ne faut pas négliger le côté social, qui peut notamment expliquer le glissement des populations vers des cellules terroristes.
Si on a pris conscience de cela, si on a commencé à faire des projets destinés aux jeunes, à développer les villages, à faire en sorte que les populations aient accès à l’eau, à l’éducation, à des routes, c’est que nous sommes sur la bonne voie.
Ces derniers mois, il y a eu plusieurs incidents à la frontière entre le Burkina Faso et la Côte d’Ivoire, avec de part et d’autre des arrestations de membres des forces de sécurité…
Ce ne sont que des malentendus. Il ne faut pas que les émotions du moment – des populations ou des dirigeants – érodent des décennies de collaboration et de fraternité.
C’est pour cela que je considère que l’AES [l’Alliance des États du Sahel, créée en septembre dernier par le Mali, le Burkina et le Niger] est le symptôme d’une crise de maturité de notre région. La Cedeao est un ensemble solide, même si elle connaît des soubresauts et qu’elle semble remise en question. Un jour, quand toutes ces crises seront derrière nous, nous aurons une Cedeao encore plus forte, dans laquelle nous serons tous frères.
Plusieurs pays de la sous-région ont, à leur tête, des régimes militaires qui s’éternisent au pouvoir. Comment redonner confiance en la démocratie ?
Il n’y a pas d’autre alternative à la stabilité que la démocratie. Un régime militaire peut rester au pouvoir pendant des décennies, mais le pays finira toujours revenir à la démocratie parce que c’est le seul instrument dont nous disposons. J’ajoute que la démocratie, c’est aussi la liberté : celle d’entreprendre, de participer à la vie économique d’un pays, de défendre des idées, d’exprimer des opinions… Uniquement des élections permettent de savoir qui le peuple a véritablement choisi.
Vous avez suivi des processus électoraux dans plusieurs pays africains dont la RDC, pour le compte d’une agence des Nations unies. Quelles leçons tirez-vous de la présidentielle qui y a été organisée le 20 décembre dernier et a vu la reconduction de Félix Tshisekedi au pouvoir ?
Je vois un pays qui se relève malgré les difficultés. Depuis les années 2000, ce pays a connu quatre cycles électoraux, le référendum constitutionnel de 2005, ainsi que les élections générales de 2006, de 2011, de 2018 et enfin celles de 2023.
Pour ce qui est des dernières élections, il y a eu des craintes, c’est vrai, mais le fait qu’elles aient eu lieu en temps et en heure est très important. Il y a certes eu des incidents, mais les gens ont pu voter. J’ajoute que des législatives ont été organisées en même temps que la présidentielle, et toutes les tendances politiques sont représentées à l’Assemblée nationale.
Je déplore d’autant plus ce qui s’est passé en RDC il y a quelques jours [le 19 mai, les autorités ont dénoncé une « tentative de coup d’État »]. Il faut continuer à pacifier la vie politique congolaise afin que ce genre d’incidents ne viennent pas ralentir la marche d’un pays qui a tout pour faire la fierté de l’Afrique.
J.A