(…)
Jeune Afrique : Il y a un mois et demi, vous avez rendu visite à Laurent Gbagbo à Bruxelles. Depuis, le PDCI et le FPI [Front populaire ivoirien] ont réussi leur premier pari en organisant un grand meeting commun à Abidjan. Où en est votre alliance ?
Henri Konan Bédié : Ce que nous avons décidé à Bruxelles tient toujours. Le PDCI et le FPI travaillent désormais ensemble au sein d’une même plateforme politique.
Sur le plan idéologique, vos deux partis n’ont pas grand-chose en commun. Quelle forme cette alliance va-t-elle prendre ?
Ils sont socialistes et nous sommes libéraux, notre plateforme n’est donc ni idéologique ni rigide. C’est une entente pour travailler ensemble à des objectifs précis en vue de l’élection présidentielle de 2020.
Vous accorderez-vous sur un candidat commun ?
Non. Chaque parti aura son candidat. Mais au second tour, le mieux placé recevra le soutien de l’autre.
Lorsque vous l’avez vu le 29 juillet, comment se portait Laurent Gbagbo ?
Il allait très bien.
Allez-vous le revoir bientôt ?
Il n’est pas prévu que j’aille à Bruxelles dans l’immédiat. À vrai dire, je l’attends plutôt en Côte d’Ivoire.
Au début de septembre, vous avez aussi revu l’ancien président de l’Assemblée nationale ivoirienne, Guillaume Soro, à Paris. Fera-t-il partie de cette plateforme?
J’ai de très bonnes relations avec Guillaume, nous avons la même vision, et les mouvements qui le soutiennent font partie de notre alliance.
Vous a-t-il dit s’il sera candidat?
Nous n’en avons pas parlé.
S’il se présente, soutiendra-t-il au second tour celui d’entre vous qui sera le mieux placé?
Exactement.
Laurent Gbagbo a-t-il accepté de s’allier à Guillaume Soro ? Leurs relations ont de quoi être difficiles…
Pourquoi faudrait-il demander l’accord de Laurent Gbagbo ? Il y a d’un côté les mouvements politiques de Guillaume Soro, de l’autre le FPI, de Laurent Gbagbo. Chaque entité n’a pas à avoir l’accord de l’autre pour faire ceci ou cela.
Finalement, le mot d’ordre de cette plateforme, c’est « tout sauf Ouattara »?
Elle n’est dirigée contre personne. Mais en effet, nous sommes un grand rassemblement d’opposition, et Alassane Ouattara n’en fait pas partie.
Lorsqu’il a commencé votre rencontre, le Président ivoirien a dit: « Je sais ce que Laurent Gbagbo et Henri Konan Bédié pensent l’un de l’autre », sous-entendant que vous ne vous teniez pas en grande estime…
Il a des certitudes comme cela, il s’imagine savoir ce que pensent les gens. Alors souvent, quand il comprend qu’il s’est trompé, le réveil est brutal.
Concernant vos relations avec Laurent Gbagbo, il se trompe ?
Oui. Quand on a de telles certitudes, on s’expose à des déconvenues.
Votre rupture avec Alassane Ouattara est elle définitive ?
En politique, rien n’est définitif. Mais pour le moment, notre alliance est rompue. Je ne vois pas comment il pourrait en être autrement.
Y a-t-il encore des canaux de discussion entre vous deux ?
Très peu.
Vous ne vous parlez plus ?
Entre nous, il n’y a plus de dialogue. Mais de temps en temps, on se téléphone, comme quand il a perdu sa belle-fille, ou à l’occasion de la fête nationale.
Avant d’être alliés de 2005 à 2018, vous avez été de grands rivaux et vous le redevenez désormais. Les masques sont-ils tombés ?
Oui. Il n’a pas tenu les engagements qu’il avait pris envers moi dans le cadre de l’appel de Daoukro, il n’a pas respecté ses engagements pour l’alternance en 2020!
Son entourage dit que vous lui avez demandé de soutenir votre propre candidature. Pour lui, c’est inacceptable…
Mais non ! Moi, c’est le PDCI, le PDCI c’est moi ! Je ne lui ai pas demandé de soutenir Bédié, mais de soutenir le candidat du PDCI. C’est ce qu’il n’a pas voulu faire.
Et le candidat du PDCI pour 2020, ce n’est pas Bédié ?
Ce n’est pas forcément Bédié!
Alassane Ouattara a dit qu’il procéderait prochainement à des modifications de la Constitution. Il pourrait notamment rétablir un âge limite pour se présenter à la magistrature suprême. Qu’en pensez-vous ?
Il y a de graves risques de tripatouillage, et nous combattrons ce projet.
Est-ce que cela pourrait être pour vous exclure de la course ?
On ne peut pas penser à sa place. Mais si j’étais lui, je ne ferais pas cela. La manœuvre serait trop flagrante.
Allez-vous vous présenter à la prochaine présidentielle ?
Vous le saurez au deuxième semestre de 2020, lorsque la convention d’investiture désignera le candidat du PDCI. Par le passé, j’ai été président de la République mais jamais je n’ai été candidat. On est toujours venu me chercher.
Mais en avez-vous envie ?
Si le parti vient me chercher, alors je verrai dans quel état physique et personnel je serai.
Redevenir président, serait-ce pour vous une revanche sur le coup d’État de 1999 qui vous a renversé ?
Oui, ce serait une revanche, mais il n’y aurait pas de vengeance. Ce serait me rendre justice.
Serait-ce aussi une revanche sur 2010 ? Considérez-vous toujours que vous auriez dû être au second tour ?
Tout à fait. Ce serait également un facteur de réconciliation.
Pourrait-il y avoir une élection avec Alassane Ouattara et Henri Konan Bédié comme candidats en 2020 ?
Non, car contrairement à moi il n’a pas le droit de se présenter.
Alassane Ouattara dit que la Constitution lui permet de faire un troisième mandat…
S’il fait un tripatouillage, peut-être, mais pas en l’état.
Vous ne considérez pas que les compteurs ont été remis à zéro avec le vote de la nouvelle Loi fondamentale en 2016 ?
Non. La limite, c’est deux mandats, c’est écrit dans la Constitution. Un troisième mandat ne serait pas acceptable, ni pour moi ni pour le pays. S’il le fait, vous entendrez le tapage que cela fera.
Que répondez-vous aux Ivoiriens qui estiment que c’est toujours la même génération qui préside aux destinées du pays et qu’il faut laisser la place aux jeunes ?
Au PDCI, nous n’avons pas ce problème-là. Notre parti est dirigé à 60 % par des jeunes de moins de 45 ans, ils sont des centaines dans nos structures.
Mais c’est vous qui êtes aux commandes…
Je ne suis pas un patron autocrate, je gouverne avec eux.
Après votre rupture avec Alassane Ouattara, des cadres importants de votre parti, comme Patrick Achi ou Jeannot Ahoussou-Kouadio, ont rallié le RHDP. N’est-ce pas un coup dur ?
Non, pas du tout. Nous le voyons, il y a de très fortes attentes vis-à-vis du PDCI, la mobilisation est de plus en plus importante. Ces gens qui nous ont quittés n’ont pas emporté avec eux nos électeurs, ils n’ont même pas emmené les populations de leur village. Ils sont partis tout seuls.
Comprenez-vous leur choix ?
Je suppose qu’ils ont agi selon leurs intérêts. Pour les uns, conserver un poste, pour d’autres, parce qu’ils avaient été menacés par le pouvoir.
Certains d’entre eux étaient proches de vous. Vous êtes-vous senti trahi ?
C’est une trahison, mais je n’ai pas de ressentiment. Il y a longtemps que je suis en politique, ce ne sont pas les premiers traîtres que je croise. Ils ne peuvent ni m’affaiblir ni m’affecter outre mesure.
En juin, vous avez été accusé de faire resurgir le discours sur l’ivoirité. Que répondez-vous ?
Il n’y a pas un seul mot d’ivoirité dans ce que j’ai dit. J’ai dit que les orpailleurs clandestins étaient des étrangers venus de pays voisins et qu’ils opéraient contre les intérêts du pays. Le plus grave, c’est qu’ils viennent armés. Même Alassane Ouattara a reconnu que l’orpaillage clandestin était un fléau pour la Côte d’Ivoire!
Vous avez aussi parlé d’invasion massive des étrangers et de leur enrôlement en vue des élections…
J’ai parlé de fraude sur la nationalité ivoirienne, c’est vrai. Il y a de fausses cartes d’identité qui ont été fabriquées à l’étranger. Des camions et des documents ont été saisis, tout cela a été prouvé par des enquêtes, mais leurs conclusions ont été rangées au fond d’un tiroir. Qu’a-t-on fait de ces faux ? Je ne sais pas, mais des responsables du RHDP [Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix, au pouvoir], comme Kobenan Kouassi Adjoumani, ont dit : « Au RHDP, nous n’avons pas peur d’enrôler des étrangers pour les élections. » Il a avoué. Il y a des inscriptions d’étrangers sur les listes électorales en vue des scrutins. C’est comme ça que le RHDP entend gagner en 2020, avec du bétail électoral.
Ce sont des imputations graves, vous les renouvelez donc ?
Oui. Quand une élue RHDP [Mariam Traoré, députée de Tengrela, dans le Nord] dit qu’elle ne souhaite pour rien au monde céder le pouvoir à des non-musulmans, c’est plus grave encore que l’ivoirité. Et cette élue n’a pas été sanctionnée.
Le climat politique en Côte d’Ivoire vous inquiète-t-il ?
Il est préoccupant. Regardez le dernier remaniement ministériel: on vient de composer un cénacle de 54 ministres [Premier ministre inclus]. Maintenant, il faut installer ces gens, leur donner quelques millions pour qu’ils se construisent une maison comme le veut la tradition, il faut qu’ils se constituent un cabinet, il faut leur trouver des locaux, des véhicules… Et tout cela pour faire main basse sur le budget de l’État et faire campagne pour leur patron.
Quel patron? On évoque le nom du Premier ministre, Amadou Gon Coulibaly, comme candidat du RHDP pour 2020. Quel regard portez-vous sur son bilan ?
Ses performances ne sont pas terribles. Il a conduit le pays vers une économie en berne : la croissance ralentit, le chômage explose…
Les grandes institutions internationales applaudissent pourtant les performances de la Côte d’Ivoire, qui a l’un des meilleurs taux de croissance du continent…
Mais notre endettement n’a cessé d’augmenter.
Jusqu’à l’année dernière, votre parti était au pouvoir avec celui d’Alassane Ouattara. N’êtes-vous pas vous aussi comptable de ce bilan ?
Non, ces questions sont de la responsabilité du président de la République. Je nommais quelques personnes au gouvernement, c’est tout. Nous n’occupions même pas les postes clés.
Vous avez aujourd’hui 85 ans, vous dirigez votre parti depuis plus de vingt-cinq ans, vous avez déjà été président… Qu’est-ce qui vous anime encore ?
Il n’y a pas d’âge limite en politique. Tant que je suis en bonne santé, tant que le PDCI a besoin de moi, je dois le servir. Je ne cours pas après l’argent, je ne cours pas après les honneurs : je le fais par mission, comme un sacerdoce.
Source : Jeune Afrique
N.B: Le titre est de la rédaction