La vie humaine sous les emprises des lignes électriques de haute tension est une réalité à Abidjan. Malgré les risques, des habitations, des activités économiques et même religieuses, tissent leur toile au quotidien dans ces espaces pourtant interdits. Un tour dans plusieurs quartiers de la capitale économique, nous a permis de nous en apercevoir. REPORTAGE
Notre randonnée commence au Quartier campement, dans la commune de Koumassi (sud d’Abidjan). Il est 10 heures (Gmt et heure locale), un samedi du mois de janvier, lorsque nous débarquions au marché baptisé « Boribori lôgô » situé à quelques encablures du centre de santé communautaire de cette bourgade.
Ici, une fine pluie venait à peine de tomber. Malgré les rayons du soleil, les couloirs entre les étales sont par endroits boueux. Mais la place grouille de monde. On y vend de tout sur des tables en bois, couvertes de vieilles tôles ou de parasol : des aliments, du textile, des produits cosmétiques parfois contrefaits …, dans une ambiance bon enfant.
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Seulement, il y a un risque. Et pas le moindre. Huit lignes de haute tension passent au-dessus du marché. Les câbles émettent même des bruits. Mais personne ne s’y intéresse. C’est devenu ordinaire, normal.
Une commerçante attire notre attention. Contrairement aux autres, elle fait son commerce, au centre des piliers d’un pylône. Aichata communément appelé « Chata », la quarantaine passe la journée avec même un enfant dans les bras. Elle vend de la farine de maïs, de manioc et de mil.
Au sujet des raisons qui l’ont conduite à s’y installer, hésitante, au départ, elle finit par nous lâcher quelques mots. «J’ai cherché une place ailleurs mais c’est le seul endroit pour me débrouiller», se défend-elle, comme la plupart des commerçants autour d’elle.
«On n’a pas d’endroit où partir », renchérit Juliette Lou, vendeuse de piments et d’aubergines, enthousiasmée.
« Nous sommes ici à cause de la pauvreté. Nous avons peur des hautes tensions mais Dieu nous garde. Si ce n’est pas notre jour, on ne mourra pas», lâche Adja, une vendeuse de poissons séchés.
Outre le marché, l’espace sous les lignes sert aussi de terrain de football aux jeunes du quartier, de lieu de cérémonie de mariages, de funérailles et de parking auto la nuit tombée.
C’est le même décor à Port-Bouët 2, un autre quartier précaire situé dans la commune de Yopougon (nord d’Abidjan). Là-bas, des garages, des dépôts, des ateliers et prairies pour moutons sont érigés.
Dans le prolongement de l’ancien marché également installé sous les lignes, une église est même sortie de terre. Son nom : «Eglise Apostolique du Christ en Côte d’Ivoire, temple Jérusalem». Le bâtiment, construit en briques, est situé entre deux pylônes et quadrillé par de vieilles tôles métalliques.
Dans cette zone, plusieurs personnes interrogées avouent être conscientes du danger: «les hautes tensions font peur quand il pleut. Ça s’allume, ça fait des bruits. Il y a des étincelles », confie Hamed, la vingtaine, garagiste exerçant dans les environs.
Madjirou, jeune nigérien, qui y vend des appareils électroménagers dans un magasin aménagé, avoue que la cohabitation n’est pas sans conséquence. « Depuis que j’ai commencé à vendre ici, je multiplie les insomnies, je suis stressé », déclare-t-il.
Dans cette même commune, les quartiers de SIPOREX, le marché Gouro, vivent la même réalité.
Les quartiers précaires ne sont pas les seuls concernés. Dans la commune de Cocody – deux plateaux entre la 7eme et 8eme tranche, des lignes de haute tension séparent de nombreux immeubles, au grand risque des habitants. Certains arbres plantés dans les environs, ont presqu’atteint la hauteur des lignes.
Les raisons de cette dynamique foncière
Dr. KRA Kouakou Valentin du Département d’anthropologie et de sociologie Université Alassane Ouattara de Bouaké, explique, dans un essai portant sur cette nouvelle dynamique que « la situation socio-économique précaire (chômage, problème du logement) des populations les contraint à côtoyer le danger sous les lignes de haute tension. D’autres par contre, en général les artisans et commerçants s’y installent pour se maintenir dans l’informel et échapper à l’impôt et à la cherté des coûts d’achat ou de location des espaces de travail »
« A l’origine, l’on évoque la lutte contre l’insécurité sur ces terrains laissés en friche ainsi que des déterminants socioéconomiques et infrastructurels », souligne-t-il.
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Les risques sanitaires
Selon Arsène Kobea, professeur titulaire de physique (responsable du Groupe de recherche en géomagnétisme et aéronomie du Laboratoire de physique de l’atmosphère et de mécanique des fluides de l’université Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan), habiter ou mener une quelconque activité sous les lignes à des conséquences sanitaires sur l’être humain.
« Toute variation de courant produit dans l’espace environnant une variation des champs électromagnétiques est dangereuse. La tension qui passe est telle qu’on interdit de vivre jusqu’à 15 mètres parce que perpétuellement irradié. En étant perpétuellement irradié, ça peut changer la structure de votre cellule. Vous ne pouvez pas faire d’enfants par exemple. Ça chauffe à petite dose. Donc si vous vivez 5 ans, 6 ans, vous dormez là. Ça peut déclencher un cancer qui est la reproduction incontrôlée des cellules de la peau, du sang. Les cellules du sperme deviennent faibles, donc vous ne pouvez plus vous reproduire », mentionne-t-il dans un entretien, précisant cependant que les effets ne sont pas immédiats, car cela dépend de la sensibilité de chaque individu.
En plus des impacts sur la santé, d’autres accidents constituent des risques importants pour les populations, au nombre desquels les risques d’électrocution, d’incendie, d’éventuelles chutes de pylônes et de ruptures de câbles électriques, prévient le Professeur.
Enjeux économiques pour les municipalités et la CIE
Ces sites constituent des ressources importantes pour le recouvrement des taxes par les Mairies car la loi les y autorise. Pour ce qui est de la Compagnie Ivoirienne d’Electricité (CIE), cette occupation par les populations qui débroussaillent les lieux, permettent à l’entreprise d’économiser de l’argent car cette tâche lui incombait.
Les solutions envisagées par les municipalités
A la Mairie de Yopougon (nord d’Abidjan), des solutions sont envisagées pour venir à bout de ce phénomène. Selon le responsable chargé de la communication, Bakary Cissé, parmi les solutions envisagées figurent en bonne place, la construction d’un marché de gros.
« Depuis des années que Yopougon est Yopougon, les gens sont installés en zone de haute tension. Maintenant la réponse, c’est la construction de marché. Ici, le marché de gros va répondre à tout ça. C’est en construisant des marchés modernes qu’on peut répondre à ça », assure-t-il.
Il est aussi prévu, selon lui, la relocalisation des populations ayant des habitats sous les lignes vers de nouvelles terres. «Le déguerpissement a un coût. C’est 20 milliards FCFA. Car c’est des cas sociaux. Des solutions sont prévues», soutient-il.
N.B: nous avons contacté le ministère de la Construction, du Logement, et de l’Urbanisme pour avoir son avis sur le sujet, mais notre courrier n’a toujours pas eu de réponse.
Fulbert YAO (herrwall2007@yahoo.fr)