Acquitté par la Cpi, l’ex-chef de l’État prépare son retour au pays, sous le regard vigilant d’Alassane Ouattara… Dans quel état d’esprit est-il, où logera-t-il et, surtout, quel rôle jouera-t-il ? Les questions sont nombreuses.
Un sourire discret perceptible sous le masque. Les pouces levés vers son avocate à l’énoncé du verdict. Quand le juge Chile Eboe-Osuji, le président de la cour d’appel de la Cour pénale internationale (Cpi), prononce son acquittement définitif, le 31 mars, Laurent Gbagbo éprouve un immense soulagement. Il est enfin libre de se déplacer sans restriction, enfin libre de rentrer quand il le souhaite en Côte d’Ivoire.
Près de dix ans après son arrestation, à Abidjan, quand les caméras l’avaient filmé assis sur son lit, en marcel et hagard, l’ex-président retrouve sa dignité. Le voilà, au terme d’un procès à rallonge, innocenté des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité dont il était accusé.
Tribune médiatique
Huit années de détention à La Haye l’auront marqué dans sa chair. Il suffisait de le voir arriver, d’un pas lent, à la Cour, au bras de son épouse, Nady Bamba, pour comprendre à quel point ce long séjour en prison l’avait usé. Au moment d’être fixé sur son sort, Laurent Gbagbo, 75 ans, était fatigué, mais n’avait pas perdu son sens de la formule. « C’est la première fois que je n’entre pas dans ce bâtiment par la porte des prisonniers », nous avait-il glissé au moment de se présenter aux juges.
À des milliers de kilomètres de là, Alassane Ouattara n’a évidemment rien perdu de la procédure. Selon son premier cercle, le chef de l’État s’attendait à cet acquittement, et n’a donc pas été surpris. Il n’empêche. Nul doute qu’il n’a pas exulté en prenant connaissance du verdict.
Une semaine plus tard, il a profité de la tribune médiatique que lui offrait le premier conseil des ministres de son nouveau gouvernement pour s’exprimer à ce sujet. « Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé [le chef des Jeunes Patriotes, lui aussi acquitté] sont libres de rentrer en Côte d’Ivoire quand ils le souhaitent », a-t-il déclaré à la presse, précisant que les frais de voyage de son prédécesseur seraient à la charge de l’État. « Des dispositions seront également prises pour que Laurent Gbagbo bénéficie, conformément aux textes en vigueur, des avantages et indemnités dus aux anciens présidents de la République », a-t-il ajouté.
« Alassane n’a pas intérêt à aller jusqu’à l’épreuve de force. Il n’est pas pressé de voir rentrer Gbagbo, mais il tiendra ses engagements », précise l’un de ses proches.
Deux politiciens madrés
Cette déclaration ne lève pas les doutes de l’entourage du Woody de Mama, loin de là. « Ouattara a beau dire que Gbagbo est le bienvenu, on sent bien qu’il ne le dit pas de gaieté de cœur. Comment, d’ailleurs, aurait-il pu dire autre chose, alors que plus rien ne s’oppose au retour de l’ancien président ? » glisse un conseiller de ce dernier. « Ouattara a l’habitude de se dédire. Là, pour une fois, il faudra qu’il tienne parole car il en va de la réconciliation nationale. Chez nous, quand quelqu’un sort de prison, on l’accueille, quels que soient les différends qui ont pu exister », indique un autre.
Entre ces deux politiciens madrés que sont Gbagbo et Ouattara, la méfiance reste vive. Depuis que leur affrontement dans les urnes a conduit le pays à la guerre, ils n’ont rien oublié de ce qui les a opposés. Dix ans plus tard, ils ne se parlent toujours pas directement, et chacun refuse de faire le premier pas. « Gbagbo n’appellera jamais Ouattara. C’est une question de principe. Il n’a pas à mendier ou à négocier quoi que ce soit. Mais si Ouattara l’appelle, il décrochera. Et, s’il doit discuter avec lui, il ne le fera qu’une fois rentré en Côte d’Ivoire », affirme un proche du premier.
Pourtant, des canaux de discussion sont ouverts depuis des mois. Plusieurs émissaires, mandatés ou non, font passer des messages d’un camp à l’autre. Certains font même la navette entre Abidjan et Bruxelles, où Laurent Gbagbo vit depuis 2019.
Décrispation
Ces discussions indirectes ont commencé avant la présidentielle du 31 octobre 2020, marquée par le boycott de l’opposition. Elles se sont poursuivies après la troisième élection de Ouattara, pour faire retomber la tension, alors que les violences faisaient plus de 80 morts.
Dans cette entreprise de décrispation, un homme, en particulier, était à la manœuvre : le Premier ministre, Hamed Bakayoko. Missionné par le président, resté proche de Nady Bamba, « Hambak » faisait office de courroie de transmission entre son patron et Gbagbo. Au début de janvier, quelques semaines avant d’être terrassé par un cancer foudroyant, il avait même officiellement reçu Assoa Adou, le secrétaire général du Front populaire ivoirien (Fpi) pro-Gbagbo, pour évoquer les modalités du retour de l’ex-chef de l’État.
Malgré le décès de Bakayoko, survenu le 10 mars, les ponts ne sont pas rompus. Plusieurs intermédiaires continuent à faire le lien entre les deux parties.
« Maintenant que le retour de Gbagbo est acté, le président a demandé à Adama Bictogo de poursuivre les négociations avec le Fpi au nom du Rhdp [Rassemblement des Houphouëtistes pour la démocratie et la paix, dont Bictogo est le directeur exécutif] », explique un proche du chef de l’État. Par la suite, le dossier sera sûrement repris par Patrick Achi, le Premier ministre, ou par Sansan Kambilé, le garde des Sceaux. « Le président travaille ainsi : ce sont les responsables officiels qui traitent ce type de dossiers », résume un ministre.
Parmi les nombreux points qui restent à éclaircir avant de voir Laurent Gbagbo fouler le tarmac de l’aéroport Félix-Houphouët-Boigny, il en est un toujours aussi opaque : sa condamnation à vingt ans de prison ferme, prononcée par la justice ivoirienne en 2018, dans l’affaire du « casse » de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (Bceao).
Ambiguïté
Certains de ses proches ont beau assurer qu’il n’est « pas du tout inquiet », Gbagbo sait bien que cette affaire est suspendue au-dessus de sa tête comme une épée de Damoclès. « Les autorités ivoiriennes utilisent cette condamnation pour faire pression sur lui et limiter sa marge de manœuvre », estime l’un de ses conseillers. D’après son entourage, le fondateur du Fpi attend, avant de rentrer au pays, que Ouattara lui donne des garanties très concrètes sur ce dossier.
Or, le chef de l’État maintient l’ambiguïté. Ces derniers jours, il a fait passer le message que Gbagbo ne serait pas arrêté à son retour à Abidjan et qu’il serait libre de ses mouvements. Compte-t-il pour autant lui accorder une grâce ou une amnistie ? Selon nos informations, le président ne veut prendre aucune décision avant le retour de son prédécesseur, afin notamment, de s’assurer des intentions de ce dernier. « La réflexion suit son cours. Qu’il s’agisse d’une grâce ou d’une amnistie, il ne s’agira de toute façon pas d’une mesure individuelle, mais d’une mesure collective, afin de ne pas faire de Gbagbo un cas exceptionnel », souffle un confident du chef de l’État.
Depuis Bruxelles, où il reçoit moins ces dernières semaines en raison de la pandémie de Covid-19, l’ancien détenu de Scheveningen réfléchit aux modalités de son retour. « L’une de ses principales préoccupations est sa sécurité et celle de ses proches. Il n’a pas envie qu’un malheur arrive dès son retour », souffle un membre du clan Gbagbo.
Comme l’a assuré Alassane Ouattara, l’ex-patron du Fpi devrait jouir des avantages liés à son statut d’ancien chef de l’État, ce qui inclut un service de sécurité composé de dix agents, placés sous l’autorité d’un aide de camp. Signe que la méfiance est de mise, certains intimes de Gbagbo souhaitent avoir un droit de regard sur la composition de cette future garde rapprochée.
Le « Woody » aura en outre à sa disposition un cabinet (cinq membres), du personnel de maison (six personnes) et trois voitures avec chauffeurs. Il touchera chaque mois environ 17 millions de francs CFA [25 900 euros] d’allocation viagère et d’indemnités mensuelles pour ses frais de logement, de carburant et de téléphone. Reste à savoir s’il peut réclamer des arriérés pour toutes les années passées en détention à La Haye…
Chez Nady Bamba ?
Autre question centrale : où logera-t-il ? Pas, en tout cas, dans sa résidence de Cocody, qu’occupe Simone Gbagbo, toujours légalement son épouse mais avec qui il entretient des relations pour le moins complexes. Deux options sont envisagées : soit chez Nady Bamba, également à Cocody, sachant que des travaux y sont nécessaires ; soit dans la villa que l’État doit mettre à sa disposition en sa qualité d’ancien président – ce qui aurait le mérite d’éviter tous les commentaires sur sa vie privée.
Avant de s’envoler pour la Côte d’Ivoire, Laurent Gbagbo tient à faire une tournée dans plusieurs capitales européennes afin de remercier ceux qui, dans la diaspora, l’ont soutenu durant toutes ces années. Un programme qui reste dépendant de l’évolution de la situation sanitaire en Europe, où la pandémie de Covid-19 complique les déplacements. L’ancien tribun socialiste aimerait aussi rendre visite à certains chefs d’État africains, avec qui il a gardé des liens.
Si l’agenda de leur mentor est encore flou, ses partisans espèrent qu’il rentrera au pays dès que possible. En mai ? en juin ? plus tard encore ? D’ici à la fin de l’année, en tout cas, assurent ses lieutenants. « Gbagbo est moins pressé qu’il veut le faire croire », assure un intime de Ouattara.
En attendant, de Yopougon à Gagnoa, ses militants s’organisent pour l’accueillir triomphalement. Les GOR (les « Gbagbo ou rien », ses fidèles au sein du Fpi) ont créé un comité d’accueil, chargé de préparer les festivités. Des pagnes à son effigie ont déjà été confectionnés. L’ancien chef de l’État envisage également de faire une tournée dans toutes les régions du pays.
Réconciliation nationale
Officiellement, il y prônera l’apaisement et la réconciliation nationale. « Le président Gbagbo est un homme de paix. Il n’est animé par aucun sentiment de rancune ou de vengeance. Sa seule préoccupation est la réconciliation de tous les Ivoiriens », affirme Georges-Armand Ouégnin, le président de la plateforme Ensemble pour la démocratie et la souveraineté (EDS), qui regroupe les mouvements pro-Gbagbo.
Aucun sentiment de revanche, vraiment ? Beaucoup de ceux qui connaissent intimement cet animal politique, dont les plaies n’ont pas encore cicatrisé, en doutent. Éviction brutale et humiliante du pouvoir, mauvais traitements infligés durant son incarcération à Korhogo, interminable détention à La Haye… Ses motifs de rancœur ne manquent pas.
Après dix ans d’exil forcé, Laurent Gbagbo compte bien reprendre sa place sur l’échiquier politique. Celle d’un acteur incontournable depuis plus d’un quart de siècle, comme le sont Alassane Ouattara et Henri Konan Bédié. « Il prépare soigneusement son retour sur scène. Il a toujours envie de peser. Il veut à tout à prix éviter un flop à la Jean-Pierre Bemba en RD Congo, pour qui l’on avait sorti les tam-tams et les danses au moment de son arrivée, et pour qui il ne s’est plus rien passé ensuite », indique l’un de ses intimes.
Les GOR, qui n’ont cessé d’attendre son retour, le considèrent plus que jamais comme leur « référent ». Depuis les législatives du 6 mars dernier, premières élections auxquelles ils participaient après une décennie de boycott, ils sont redevenus une force politique à part entière. À l’Assemblée nationale, EDS a désormais son groupe parlementaire, qui compte 17 membres. Parmi eux, plusieurs « grognards » de Gbagbo : Hubert Oulaye, Georges-Armand Ouégnin, Émile Guiriéoulou et Michel Gbagbo, son fils. « Même s’il reste leur figure tutélaire, l’ex-président n’est plus le seul à incarner le Fpi. Ces députés sont de nouveaux représentants, qui vont progressivement émerger », analyse un diplomate, à Abidjan.
Loyauté de façade
Pour l’enfant de Gagnoa et ses lieutenants, la direction du parti, qu’il a fondé en 1982, lui revient de droit. Son président légalement reconnu, Pascal Affi N’Guessan, ne l’entend pas forcément de cette oreille. S’il est convaincu qu’il est temps que Gbagbo passe la main, il ne peut, toutefois, pas le dire ouvertement. Obligé de sauver les apparences, l’ancien Premier ministre affiche donc une certaine loyauté à l’égard de son ex-patron. En réalité, il y a longtemps que les deux socialistes n’ont plus beaucoup d’estime l’un pour l’autre.
Autre « cas » que Laurent Gbagbo devra gérer, tant sur le plan politique que sur le plan personnel : celui de Simone, son épouse (lire l’encadré). « Il a dépassé ces histoires de divisions internes au sein du Fpi. Il en a toujours été – et en reste – le seul patron. Aujourd’hui, son instrument politique, c’est EDS », affirme l’un des députés de la plateforme.
Qu’en est-il de son alliance avec le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (Pdci) d’Henri Konan Bédié ? Les deux chefs se parlent toujours, soit directement, soit par le truchement d’intermédiaires. Le « Sphinx de Daoukro » a publiquement souhaité que Gbagbo, une fois acquitté par la Cpi, puisse rentrer en Côte d’Ivoire « dans les meilleurs délais ». En gestation depuis la campagne présidentielle, leur alliance anti-Ouattara s’est concrétisée lors des dernières législatives.
Marée humaine
Grâce aux listes communes qu’ils ont présentées dans la plupart des circonscriptions, EDS et le Pdci comptent 82 députés, soit la quasi-totalité des députés de l’opposition. Les deux groupes parlementaires – Bédié comme Gbagbo ont préféré conserver leur indépendance –- semblent avoir l’intention de travailler ensemble. L’avenir dira jusqu’où ira leur alliance.
Confronté au retour imminent de son rival, Alassane Ouattara se veut serein. Pourtant, comme l’estime un observateur, « personne ne sait vraiment si Gbagbo rentrera avec le couteau entre les dents ou s’il adoptera un comportement de préretraité ». De l’entourage du chef de l’État se dégage une certaine confiance. « Le temps de Laurent Gbagbo est passé, estime l’un des conseillers présidentiels. Certes, il a toujours un noyau dur [de partisans]. Mais la majorité des Ivoiriens ne se battra pas pour lui. Notre objectif était qu’il calme le jeu jusqu’aux élections et qu’il rentre ensuite, une fois que tout était joué. Nous y sommes parvenus. Le président a plutôt bien manœuvré. »
« Gbagbo est toujours populaire, mais il n’y aura pas une marée humaine à son arrivée, prédit un ministre. Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts. Le président tient le pouvoir et le pays. Il reste le maître du jeu. » Des propos qui font sourire les pro-Gbagbo, qui se demandent pourquoi les autorités ont tant œuvré pour différer le retour de leur héros s’il ne représente plus une menace. Bien que ce scénario paraisse improbable, tous l’ont en tête : et si Laurent Gbagbo était candidat à la présidentielle, en 2025 ? « Il a enterré l’idée de se représenter, commente un membre de son clan. Cela dit, on ne sait jamais ce qu’il peut se passer d’ici là… ».
Source : Jeuneafrique.fr
NB : Le surtitre et le titre sont de la Rédaction