L’hostilité à la possibilité constitutionnelle d’un 3e mandat en Côte d’Ivoire est inopérante au regard de l’Etat de droit et de la rationalité juridique. L’article 183 relatif à la continuité législative ne fait pas obstacle aux dispositions de la Constitution elle-même. Cet article stipule : « la législation actuellement en vigueur en Côte d’Ivoire reste applicable, sauf l’intervention de textes nouveaux, en ce qu’elle n’a rien de contraire à la présente Constitution ». La conservation par reconduction des lois n’entrant pas en contradiction avec la nouvelle Constitution, ne veut nullement dire conservation des anciennes dispositions constitutionnelles. La Constitution et la Loi appartiennent à des ordres et des domaines différents, consacrés par deux principes, d’une part la hiérarchie des normes qui organise l’Etat de droit à travers une conception qui hiérarchise les normes, et d’autre part, le principe de constitutionnalité en vertu duquel les dispositions constitutionnelles d’un Etat constituent la norme suprême au sein de son ordre juridique. Dès lors, les dispositions de l’ancienne et de la nouvelle Constitution ne sont pas concernées par cette disposition finale qui vise expressément dans son objet les Lois ordinaires et uniquement elles. On ne saurait outrepasser cet objet limitatif et précis.
En effet, le régime d’éligibilité du président de la République relève de la Constitution et non de la Loi ordinaire. Son respect obligatoire, s’impose, non seulement, à tous les sujets de droit (citoyens, institutions, juges) en tant que norme au-dessus de toutes les normes dans la hiérarchie des normes, mais aux autres normes qui viennent y puiser leur légalité. Elle établit les règles qui organisent les Institutions, dont celle du président de la République et de l’Etat. Or, la Loi visée par l’article 183 n’a pas compétence dans ce domaine. Dès lors, pour examiner cette possibilité d’un troisième mandat, il nous faut recourir au principe de la continuité de l’Etat, autrement dit aux matières traitées par la Constitution, à savoir l’organisation des pouvoirs, des institutions et de l’Etat. Il convient enfin d’observer qu’en adoptant par l’absurde l’argument d’un obstacle découlant de l’article 183, il est stipulé que dans le cas d’une intervention d’un texte nouveau, contraire au texte ancien, la continuité disparaît au profit du nouveau texte. Dès lors, nous avons affaire à l’entrée en vigueur d’un nouveau texte autonome, qui ne saurait être lié à l’ancien. C’est précisément le cas d’espèce puisque les conditions d’éligibilité du président de la République sont totalement différentes des dispositions précédentes : « (…) Il choisit un vice-président de la République, qui est élu en même temps que lui. Le candidat à l’élection présidentielle doit jouir de ses droits civils et politiques et doit être âgé de trente-cinq ans au moins. Il doit être exclusivement de nationalité ivoirienne, né de père ou de mère ivoirien d’origine ». Aucune de ces dispositions de l’article 55, n’est identique à celles de l’article 35, qu’il remplace dans l’ancienne Constitution. Elles ne sont pas substituables. Dès lors, l’alinéa 1, ne saurait suffire pour s’en prévaloir au titre d’un prolongement ou d’une reconduction des effets de l’ancienne Constitution.
2- La Constitution de 2016 instaure un nouvel ordre juridique qui s’oppose à la continuité de l’ancien ordre.
« Le président de la République est élu pour cinq ans au suffrage universel direct. Il n’est rééligible qu’une fois… ». Les dispositions de l’ancienne Constitution auront produit tous leurs effets et seront sorties de notre ordonnance juridique en 2020. Autrement dit, elles ne sont plus aptes à en produire d’autres. Nous sommes dans la théorie selon laquelle la nouvelle norme abroge l’ancienne. La nouvelle Constitution formellement adoptée par voie référendaire, conformément aux modalités prévues par l’ancienne Constitution au regard des matières qui y sont traitées (élection du président de la République) ne saurait être une nouvelle Constitution au sens matériel du terme, si toutes ses dispositions n’étaient pas effectivement appliquées. Or, elle est la volonté du constituant originaire, le seul organe dans une République, qui a compétence constitutionnelle.
Autrement dit, aucun individu, aucune section du peuple, aucune Institution, ne peut aller contre la volonté du peuple, pris dans son ensemble, telle qu’exprimée à travers le corps électoral. Il y a eu changement formel du texte constitutionnel et non modification, dès lors, celui-ci entraîne un changement dans son application conformément aux nouvelles dispositions qu’il contient. Or, celles-ci disent clairement dans le régime d’éligibilité et inéligibilité du président de la République, que celui-ci peut prétendre à deux mandats, sans prononcer d’exclusion ou de limitation ou encore de disqualification, par référence aux éventuels mandats qu’il aurait pu exercer antérieurement ou qu’il a effectivement exercé au titre de l’ancienne Constitution.
3- Le silence du régime d’éligibilité et inéligibilité et la portée des dispositions de l’Article 55.
L’article 55 est une disposition normative impérative et expresse, dont la « juridicité » et le caractère obligatoire ne sont point discutables. Dès lors, nous devons strictement nous en tenir à son énoncé, pour éviter de nous retrouver dans le champ de l’indétermination. La Méthode consistant à interpréter le silence de cet article sur le passé (ordre juridique appartenant à l’ancienne Constitution) est un raisonnement juridique basé le plus souvent sur la subjectivité du sujet, plutôt que sur l’objectivité matérielle du texte. Il n’obéit pas à la rationalité juridique. Il ne s’agit pas de susciter, dans la mesure du possible, une adhésion à telle ou telle vision ou compréhension, mais de respecter tout simplement les termes univoques d’un texte explicite de caractère obligatoire. La question juste et rationnelle est : que disent exactement les textes ? Il ne s’agit, ni d’opinion, ni de réaction, encore moins de sentiment et de souhait, mais de faits, seulement de faits. On peut lui opposer le principe de clarté, dont le défaut peut créer un désordre normatif, une crise socio- politique et une menace pour l’Etat de droit, en raison d’une crise de confiance institutionnelle et une crise de la loi. C’est la qualité de l’écriture du texte qui est en cause, mais pas la possibilité de briguer un troisième mandat. Il ne faut pas se tromper de débat.
La critique doit porter sur un point de nature totalement différente : l’insuffisance du texte. En effet, celle-ci n’édicte pas dans ses conditions d’éligibilité et d’inéligibilité, ni que les personnes qui ont bénéficié précédemment de deux mandats continus, ne sont pas éligibles, ni qu’il est impossible pour une même personne d’assurer successivement sans discontinuité, plusieurs mandats au-delà de deux mandats. Il n’y a donc aucun rapprochement direct, aucun pont entre les deux normes sous cet angle. Elles sont totalement indépendantes, parce que la nouvelle norme ne prend nullement en compte le passé. Elle ne s’y réfère pas, et ne l’évoque aucunement. Autrement dit, elle ne se préoccupe pas de savoir si les candidats ont exercé ou pas plusieurs mandats sous le régime de l’ancienne norme, et les traite tous à égalité sans distinction. Dès lors, cette carence est confrontée par la levée de la limitation d’âge, qui ouvre de plus fort les portes à une nouvelle candidature du Président Ouattara. Cependant, qu’en est-il dans le régime transitoire ?
4- Le silence du régime transitoire et la règle de la continuité de l’Etat.
Les dispositions transitoires ont vocation à remplir un double rôle : organiser la rupture entre l’ancienne norme et la nouvelle norme et garantir la sécurité juridique. On ne se débarrasse jamais de manière totale, des sédiments de l’ancien ordre juridique, dont hérite le nouvel ordre qui lui succède. Il existe un cordon ombilical, des passerelles, des amortisseurs dont les modalités sont organisées par la norme transitoire pour assurer la continuité de l’Etat sans bouleversement et sans friction. C’est la règle de la continuité de l’Etat. Le régime transitoire a pour fonction d’assurer en amont la résolution des conflits qui pourraient apparaître dans le temps, du fait de l’existence de deux normes contradictoires ou concurrentes, et de résoudre les problèmes qui pourraient surgir du fait de la succession des ordres ou qui relèvent d’une situation exceptionnelle liée à l’un des ordres. C’est le cas de l’amnistie de la rébellion dans l’ancienne Constitution. Il existe plusieurs théories pour résoudre les conflits qui peuvent surgir lorsque deux normes portants sur le même objet entrent en compétition ou s’excluent mutuellement. Or, on n’est pas en face d’un conflit entre normes, ni en face d’une rupture brutale de normes. Dès lors, le régime transitoire n’a pas jugé utile d’organiser la succession des normes, considérant qu’il sortait du champ traditionnel de son rôle. Il peut lui être reproché d’avoir omis de le faire, car il aurait pu ou du préciser, c’est selon, par exemple, que compte tenu que le mandat présidentiel issu de l’ancienne norme a été renouvelé, dans des termes identiques à celles de la nouvelle norme, qui prévoient toutes les deux la même limitation, il sera considéré exceptionnellement que celui-ci ayant consommé le bénéfice des dispositions de l’ancienne norme, qu’il ne serait pas équitable et conforme à la volonté populaire, qu’il puisse pas en bénéficier une seconde fois au titre de la nouvelle. Dès lors, la limitation prévue dans la nouvelle norme s’applique à lui dans les mêmes conditions que l’ancienne. Peu importe la formulation ou la terminologie utilisée, c’est l’esprit et la portée qui importent ici.
Conclusion
En l’absence de telles dispositions spéciales et expresses, le Président Alassane Ouattara a, à priori, parfaitement raison, de déclarer que la nouvelle Constitution l’autorise à se présenter à un nouveau mandat, dans le sens qu’elle ne s’oppose pas à une nouvelle candidature de sa part. C’est un fait incontestable qui résulte de l’analyse textuelle de la Constitution. Cette approche de la question est soutenue par la théorie selon laquelle la norme la plus récente abroge la plus ancienne. Dès lors, il n’y a plus renouvellement de mandat, mais nouveau mandat. Il peut donc se représenter en 2020 s’il le souhaite. La société ivoirienne évolue. Ses exigences sont, de plus en plus, fortes. Cependant, il n’est ni dans l’intérêt des gouvernants qu’un discrédit général frappe les institutions, ni dans celui des gouvernés que l’insécurité gouverne les rapports juridiques. Il n’est pas bon, non plus, que la Constitution soit toujours au cœur des crises en Côte d’Ivoire (insuffisance de clarté, subsistance de conflit entre les normes, pièges et volonté politique d’instrumentalisation).
En conséquence, la Constitution et les lois qui en découlent pour en assurer l’expression doivent avoir pour vocation première d’enregistrer et de traduire la volonté nationale, en l’encadrant et en la codifiant fidèlement, pour éviter de renforcer le fossé entre la société politique et le peuple ou de creuser davantage le décalage entre la mentalité ou l’opinion majoritaire de la société et les lois qui la gouvernent. Pareille situation ne peut que déboucher sur des tensions sociales et politiques que le droit ne sera plus en mesure de résorber, en raison des inadéquations précitées. Mais alors pourquoi présumer de la volonté populaire ? Comment la mesurer et l’exprimer, sinon en lui donnant, à nouveau, la parole en 2020 pour lui permettre de préciser sa volonté dans l’urne. Si le peuple ivoirien, dans sa majorité, veut du Président Ouattara, il votera pour lui. S’il n’en veut plus, il ne votera pas pour lui. Le suffrage universel est la seule source du pouvoir, et non le Droit, comme a pris la mauvaise habitude pour y accéder ou le conserver en Côte d’Ivoire.
Soumarey Pierre Aly
Professeur de Droit
NB : la titraille est de la Rédaction