(…) Ils étaient amis depuis trente ans mais, le 18 mars, Marcel Amon-Tanoh a choisi de rompre avec Alassane Ouattara et de démissionner de son poste de ministre des Affaires étrangères. Déçu par le RHDP, il se rêve à son tour un destin présidentiel.
Ils sont une centaine, rassemblés dans un salon de l’hôtel Sofitel Ivoire d’Abidjan en ce début d’année 2020. Il y a des journalistes, des banquiers, des hommes d’affaires et quelques représentants de la classe politique. On porte le costume cintré, de longues robes de soirée, et on a garé la berline dans le parking. L’homme que cette Côte d’Ivoire bien née est venue voir se nomme Marcel Amon-Tanoh.
Invité de la revue Esprit, le ministre des Affaires étrangères se prête au jeu des questions-réponses. Il a laissé sa cravate au vestiaire. Devant son père, Lambert, sa femme, Kady Touré, et certains de ses amis, dont Augustin Thiam, le gouverneur de Yamoussoukro, il se montre affable, détendu et souriant.
Très souriant même, loin de l’image de personnage austère et cassant qu’il a longtemps renvoyée. S’il se garde bien de l’exprimer ce soir-là, on comprend bien qu’à 68 ans « MAT », comme l’appellent ses amis, veut montrer qu’une page se tourne. Qu’après avoir consacré pendant près de trente ans son énergie à accompagner Alassane Ouattara, il est temps pour lui de s’émanciper.
Trois mois plus tard, Marcel Amon-Tanoh démissionne du gouvernement. Un choix précipité par la décision du chef de l’État de ne pas briguer de troisième mandat et la désignation, le 12 mars, d’Amadou Gon Coulibaly comme candidat du Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP) lors d’une cérémonie qu’il a préféré boycotter.
Persuadé qu’un remaniement était imminent, il a informé quelques jours plus tard le président qu’il ne souhaitait pas faire partie de la nouvelle équipe, avant de remettre sa démission au Premier ministre, le 18 mars, et de l’officialiser, le lendemain, par un message posté sur les réseaux sociaux.
Ambition, désaccords et déceptions
Cette décision est le fruit d’une longue réflexion dont les ressorts oscillent entre ambition, désaccords et déceptions. « Marcel, ça fait un an qu’il est parti. Depuis, il n’a pas changé de cap », explique un visiteur du soir d’Alassane Ouattara.
Dans les cercles du pouvoir, les collaborateurs du président ont constaté que cet être discret avait peu à peu pris ses distances. Ces derniers mois, il avait désapprouvé certaines des orientations prises par le chef de l’État ou par ses proches, ne se gênant pas pour le faire savoir.
Il qualifiait la gestion du RHDP de « clanique »
Selon son entourage, Amon-Tanoh a ainsi émis des réserves sur l’aspect opportun de réviser la Constitution à moins d’un an de l’élection présidentielle, estimant que cette démarche pourrait être source de conflits. Il ne participait presque plus aux réunions du RHDP, dont il critiquait la gouvernance (il la qualifiait volontiers de « clanique ») et dont il se montrait de plus en plus rétif à suivre les directives. Lors des municipales d’octobre 2018, déjà, il avait refusé d’employer les éléments de langage préparés par la direction et rechigné à participer à plusieurs meetings.
La question du candidat du parti à la présidentielle est évidemment au centre de ses griefs. Marcel Amon-Tanoh a caché son jeu, mais il y pense depuis un moment. Il y a plusieurs années, il lui est même arrivé d’évoquer à mots couverts ses « ambitions » au détour de conversations avec le chef de l’État.
Après avoir été directeur de cabinet d’Alassane Ouattara pendant six ans, Amon-Tanoh est nommé aux Affaires étrangères en novembre 2016. Sur le moment, il n’est pas forcément ravi de se voir écarter du centre du pouvoir, mais il fait contre mauvaise fortune bon coeur. Et finit par prendre goût à la fonction, au contact des puissants qu’il rencontre lors des sommets et des événements internationaux auxquels il participe. Les mois passent, et le voici convaincu qu’il a un destin.
Un an après cette nomination aux Affaires étrangères, Magali, sa fille, fonde une agence de relations publiques. Sous son impulsion, Amon-Tanoh revoit complètement sa communication, notamment sur les réseaux sociaux. Il renforce également ses équipes, engageant Thierry de Saint-Maurice, ambassadeur de l’Union européenne de 2010 à 2014, comme sa plume et son conseiller stratégique.
De l’ombre à la lumière
Le problème de Marcel Amon-Tanoh, c’est qu’Alassane Ouattara a déjà arrêté son choix. Son dauphin se nomme Amadou Gon Coulibaly, et le président compte bien tout faire pour que sa décision soit respectée.
Partisan d’une primaire au sein du RHDP, le chef de la diplomatie ne digère pas cette décision. Ses relations avec le Premier ministre ne sont pas aussi orageuses qu’on a pu le dire, mais ces deux enfants de l’aristocratie ivoirienne ont en quelque sorte toujours été en compétition autour d’Alassane Ouattara.
Amon-Tanoh et Gon Coulibaly sont les deux faces d’une même médaille
Lorsqu’ils étaient tous les deux à la présidence, l’un au poste de directeur de cabinet et l’autre au secrétariat général, le chef de l’État avait veillé à ce que leurs attributions ne se chevauchent pas.
« Amon-Tanoh et Gon Coulibaly sont les deux faces d’une même médaille, décrypte Franck Hermann Ekra, consultant en stratégie d’images. Deux fils de Félix Houphouët-Boigny et du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) qui ont préféré Ouattara à Bédié. Deux hommes de l’ombre passés à la lumière. »
« Amon-Tanoh n’a pas compris que le chef de l’État n’autorise pas le débat et la compétition, précise l’un de ses proches. Il considère que Gon Coulibaly n’est pas celui qu’il faut pour le pays. Il a fait le choix de suivre Ouattara toutes ces années parce qu’il a cru en lui. Personne ne peut l’obliger à soutenir son dauphin. Il veut être celui qui a dit non. »
La fin de trente ans d’amitié
Pour Alassane Ouattara, le départ d’Amon-Tanoh fut une amère déception. Il s’est d’ailleurs montré plus affecté que lorsque Henri Konan Bédié et Guillaume Soro ont eux aussi décidé d’aller voir ailleurs. On ne tire pas comme ça un trait sur trente ans d’amitié. L’ancien directeur Afrique du FMI connaît le poids de l’Histoire. Il sait qu’Amon-Tanoh est indissociable de la sienne.
S’il a fait sa connaissance par le biais de son épouse, Dominique, c’est Philippe Yacé qui est à l’origine de leur rapprochement. L’ancien président de l’Assemblée nationale, oncle d’Amon-Tanoh, fut l’un des protecteurs d’Alassane Ouattara.
Après la mort d’Houphouët-Boigny, il mettra à la disposition de celui-ci plusieurs de ses fidèles, tels l’actuelle grande chancelière Henriette Diabaté ou l’ancien ministre Jean-Jacques Béchio. Marcel Amon-Tanoh et Amadou Gon Coulibaly, dont le père était un intime de Yacé, participeront à l’écriture des premiers textes du Rassemblement des républicains (RDR), né en 1994 d’une scission au sein du PDCI.
Longtemps, Alassane Ouattara a cru pouvoir apaiser les états d’âme de son fidèle ami, persuadé qu’il n’irait pas jusqu’au bout, tentant jusqu’au dernier moment de le retenir. En privé, il se dit aujourd’hui déçu par son manque de franchise et se sent trahi par un homme pour lequel il estime avoir beaucoup fait.
Questionné par le chef de l’État sur ses ambitions au début de l’année, Amon-Tanoh aurait nié en bloc son désir d’être candidat à la présidentielle. Quand il s’envole pour Addis-Abeba quelques jours plus tard pour prendre part au sommet de l’Union africaine (UA), Alassane Ouattara est persuadé de pouvoir compter sur son soutien, mais il déchante en apprenant que son ministre des Affaires étrangères assure à d’autres le contraire.
Lors de leur dernier tête-à-tête, le 16 mars, juste avant la démission d’Amon-Tanoh, l’ambiance sera aussi fraîche que la discussion franche.
Le chef de l’État ne veut pas lui faire du mal, mais il ne lui fera aucun cadeau
Désormais libéré de ses obligations gouvernementales, Amon-Tanoh ne compte pas pour autant se parer des habits de l’opposant au régime, comme Henri Konan Bédié ou Guillaume Soro ont pu le faire immédiatement après leur rupture avec Ouattara.
« Il n’est pas dans une posture belliqueuse, mais il est prêt à répondre aux attaques », préviennent ses proches, alors que l’entourage du Premier ministre se dit prêt à sortir « des dossiers ». « Le chef de l’État ne veut pas lui faire du mal, mais il ne lui fera aucun cadeau s’il est candidat », précise un vieil ami d’Alassane Ouattara.
Héritage
Bien évidemment ravi de voir l’un des piliers du système quitter le navire à moins de sept mois du scrutin, l’opposition lui fait les yeux doux. C’est particulièrement le cas du PDCI d’Henri Konan Bédié, où un poste de vice-président l’attendrait. Amon-Tanoh écoute tout le monde, ne ferme aucune porte, mais ne compte pas se précipiter. En pleine crise sanitaire, l’heure n’est pas, de toute façon, aux grandes annonces. Le lancement du mouvement qu’il ambitionne de créer va devoir attendre.
S’il n’a pas officiellement déclaré souhaiter se présenter, ce fervent catholique veut croire qu’il peut rassembler les Ivoiriens. C’est un notable du Sud, originaire de Jacqueville, à l’ouest d’Abidjan, par sa mère, et d’Aboisso, à l’est, par son père. Son épouse est une Touré d’Odienné, dans le nord-ouest de la Côte d’Ivoire, descendante de la grande famille Fadiga. Ses précédentes unions lui ont ouvert les portes des cours royales baoulées d’Abengourou et de Sakassou.
Pur produit de ces grandes familles ivoiriennes qui pèsent sur la conduite des affaires politiques et économiques du pays depuis plus de soixante ans, il compte faire fructifier cet héritage. Ses amis se nomment Jean-Louis Billon, Thierry Tanoh, Alain-Richard Donwahi ou encore Tidjane Thiam, qu’il emmenait, adolescent, pratiquer le taekwondo tous les samedis. Mais il est encore trop tôt pour savoir s’ils pourraient devenir des alliés politiques.
Manque d’ancrage politique
Marcel Amon-Tanoh en aura pourtant besoin. Homme de réseaux, il manque considérablement d’ancrage politique. Il n’a pas de fief, n’est pas parvenu à se faire élire député à Aboisso en 2011 et ne peut pour l’instant compter sur le soutien d’aucun cadre influent. Selon de nombreux observateurs, c’est un handicap trop important pour espérer remporter une élection présidentielle en Côte d’Ivoire, où la géopolitique est encore régie par la règle des trois blocs.
Pas de quoi, semble-t-il, le décourager. Il y a quelques mois, quand un ami le questionnait sur son manque d’ancrage politique, Amon Tanoh répondait : « Et Emmanuel Macron, quand il a commencé, avait-il un appareil ? J’ai une vision, et c’est le plus important. »
source : Jeune Afrique