La vie politique ivoirienne est marquée, de façon cyclique et constante depuis 1995, par des débats juridiques, de spécialistes ou non, autour de l’éligibilité des candidats majeurs ou favoris à l’élection présidentielle en Côte d’Ivoire.
L’élimination par les textes ou par l’application subjective des textes, continue de nourrir certains esprits et non des moindres. Or, la quête légitime des suffrages par les potentiels candidats devrait, en mon sens, supplanter les velléités d’élimination par des interprétations parcellaires, partiales et partisanes des textes constitutionnels. Certes, le débat est nécessaire car il nourrit la démocratie mais, l’esprit qui le sous-tend peut être nuisible à la démocratie, s’il n’est pas sain et visité par la sagesse juridique et politique.
Le Président de la République en exercice, Alassane OUATTARA est-il éligible ou non au regard du droit positif ivoirien ou de la nouvelle Constitution ivoirienne ? Pour y répondre, j’emprunterai une double démarche juridique. L’une est négative (ce que la Constitution ne dit pas) et l’autre positive (ce que la Constitution dit).
I- La cristallisation infondée sur l’inéligibilité du Président de la République
L’assertion selon laquelle le Président de la République serait inéligible ne résiste pas à l’analyse juridique. Ceci, tant au regard du principe de continuité juridique que de l’interprétation de l’article 183 de la Constitution ivoirienne.
A- Du prétendu principe de continuité juridique
Certains juristes ou constitutionnalistes, pensent que le Président de la République serait inéligible du fait d’un principe de continuité juridique. Ce postulat, qui relève d’un point de vue doctrinal, est erroné pour deux raisons.
La première raison tient de ce que la Constitution du 08 novembre 2016 ne procède pas d’une révision constitutionnelle.
La révision constitutionnelle a pour effet de maintenir la Constitution en vigueur en ne modifiant ou ajoutant que les dispositions constitutionnelles révisées. Ainsi, une disposition non révisée ou maintenue en l’état, continue de produire ses effets juridiques. Cette continuité juridique confère application aux dispositions non modifiées du fait de la révision constitutionnelle. Il y’a continuité d’application.
Or, l’article 55 alinéa 1 de la Constitution selon lequel « le Président de la République est élu pour cinq ans au suffrage universel direct. Il n’est rééligible qu’une fois », ne procède pas de la révision de la Constitution du 1er août 2000 mais découle de la nouvelle Constitution du 08 novembre 2016. Il ne s’agit pas de la continuité juridique du principe de limitation à deux mandats présidentiels, inscrit dans la défunte Constitution, qui survivrait dans la nouvelle. Ce serait une réincarnation constitutionnelle d’un principe juridiquement infondé. Les dispositions d’une Constitution révisée vivent sous l’empire de cette dernière mais ne survivent pas à cette Constitution.
La seconde relève de ce que la Constitution en vigueur est une nouvelle Constitution et non la révision de la Constitution du 1er Août 2000.
La Constitution du 08 novembre 2016 est une nouvelle Constitution. Elle a été adoptée par référendum le 30 octobre 2016. Après le contrôle de la régularité́ des opérations duréférendum, le Conseil Constitutionnel en a proclamé les résultats par Décision N°CI-2016-R173/04-11/CC/SG DU 04 novembre 2016, conformément à l’article 127 de la Constitution. Promulguée par le Président de la République le 08 novembre 2016, cette Constitution a instauré un nouvel ordre juridique constitutionnel distinct du précédent qu’il a abrogé. Elle accouche ainsi de la troisième République.
La Constitution du 1er août 2000 ainsi abrogée par l’effet de l’élaboration d’une nouvelle Constitution, celle du 08 novembre 2016, emporte avec sa dépouille toutes les dispositions juridiques qu’elle comporte. Aucune disposition de la défunte Constitution, en principe, ne peut ou ne doit survivre à celle-ci. La nouvelle Constitution instaure une rupture d’avec l’ordre juridique constitutionnel ancien.
B- De l’interprétation erronée de l’article 183 de la Constitution
Lorsqu’une nouvelle Constitution est adoptée, il se pose la question du sort des normes juridiques inférieures ou infra-constitutionnelles, notamment les lois ordinaires ou organiques qui doivent être conformes à la Constitution qui est la norme supérieure. Il s’agit du principe de la constitutionnalité des lois. Or, la loi fondamentale, la Constitution du 08 novembre 2016, a institué un nouvel ordre juridique constitutionnel avec lequel toutes les autres normes juridiques inférieures (lois ordinaires et organiques) doivent être conformes afin d’être applicables sous l’empire de la nouvelle Constitution. On parle de principe de la continuité législative.
C’est ainsi que l’article 183 de la Constitution du 08 novembre 2016, dispose que « la législation actuellement en vigueur en Côte d’Ivoire reste applicable, sauf l’intervention de textes nouveaux, en ce qu’elle n’a rien de contraire à la présente Constitution ». En effet, en vue de maintenir la sécurité juridique et éviter la tabula rasa, le constituant, à travers le principe de la continuité législative prévu par l’article 183, assure la continuité de l’application des lois ordinaires et organiques en vigueur au moment de l’adoption de la nouvelle norme fondamentale. L’article 183 de la Constitution ne s’applique pas aux dispositions de la Constitution du 08 novembre 2016 qui le consacre mais aux normes de valeur législative et non constitutionnelle. Dans l’ordre juridique interne, la Constitution est la norme supérieure et conformément au principe de la hiérarchie des normes juridiques, les lois doivent être conformes à la Constitution. C’est le principe de la constitutionnalité.
Cette disposition del’article 183 de la Constitution du 08 novembre 2016 ne saurait donc servir de fondement à la continuité de l’article 35 de la défunte Constitution sur la limitation du nombre de mandats présidentiels. L’évocation de cet article 183 est juridiquement infondée et inopérant. Ainsi, le motif tiré de l’article 183 de la Constitution du 08 novembre 2016 comme justifiant l’inéligibilité de Monsieur Alassane OUATTARA à l’élection présidentielle du 31 octobre 2020, est juridiquement introuvable. Quel serait donc le fondement de l’éligibilité de ce dernier ?
II- Le fondement de l’éligibilité du Président de la République
La candidature de Monsieur Alassane OUATTARA à l’élection présidentielle d’octobre 2020 pour un autre mandat trouve son fondement juridique dans la nouvelle Constitution ivoirienne et reçoit un écho favorable dans la jurisprudence sénégalaise.
A- le fondement juridique
L’article 55 alinéa 1 de la Constitution du 08 novembre 2016 dispose que « le Président de la République est élu pour cinq ans au suffrage universel direct. Il n’est rééligible qu’une fois ». Cette disposition affirme le principe de la limitation du nombre de mandats présidentiels à deux pour l’avenir, du fait du principe de l’effet immédiat de la norme juridique constitutionnelle. En effet, au terme de l’article 184 de la Constitution du 08 novembre 2016, « la présente Constitution entre en vigueur à compter du jour de sa promulgation par le Président de la République ». Celle-ci ayant été promulguée le 08 novembre 2016, produit donc ses effets juridiques erga omnes, à compter de cette date et pour l’avenir.
Par ailleurs, le constituant n’a pas voulu conférer à la disposition constitutionnelle de limitation du nombre de mandats présidentiels prévue par la nouvelle Constitution, un effet rétroactif. S’il l’avait voulu, il l’aurait prévu dans une disposition transitoire, et ce, de façon expresse en incluant dans le champ de compétence de la nouvelle Constitution, le mandat présidentiel en cours. Ainsi, le constituant devait prévoir, à titre de disposition transitoire, une mention expresse telle que : « Le mandat du Président de la République en exercice, à la date de la promulgation de la présente Constitution, est concerné par la limitation prévue par l’article 55 alinéa 1 de la Constitution ». Dans ce cas, le mandat en cours serait pris en compte dans le décompte référentiel du nombre de mandats présidentiels. Ce qui n’est manifestement pas le cas. Cette mention doit être expresse et non implicite. Ainsi, le mandat en cours n’a pas été inclus dans le champ de compétence de la nouvelle Constitution du 08 novembre 2016. Il n’est pas concerné par le décompte référentiel du nombre de mandats présidentiels.
Il en ressort donc que le principe de l’effet immédiat de la norme juridique constitutionnelle et l’absence de mention expresse incluant le mandat en cours dans le champ de compétence de la nouvelle Constitution, fondent juridiquement l’éligibilité de Monsieur Alassane OUATTARA pour un autre mandat présidentiel. Sa candidature n’est pas, en l’état actuel du droit positif, entachée d’inconstitutionnalité. Il peut être candidat pour un premier mandat sous la nouvelle République instaurée par lanouvelle Constitution du 08 novembre 2016.
B- Le fondement jurisprudentiel
La jurisprudence constitutionnelle peut servir de fondement à la question de l’éligibilité du Président de la République. Au Sénégal, après l’élection de Monsieur Abdoulaye WADE le 29 mars 2000, investi le 1er août 2000, une nouvelle Constitution est adoptée par référendum le 7 janvier 2001. Maître Abdoulaye WADE achève son mandat de sept ans et est réélu en 2007 pour un quinquennat, conformément à la nouvelle Constitution 2001.Ainsi, l’élection de Monsieur Abdoulaye WADE a eu lieu le 29 mars 2000 sous la Constitution de 1963 et il a été réélu le 25 février 2007 sous la Constitution de 2001.
Dans le cadre de l’élection présidentielle du 26 février 2012, dix (10) candidats à cette élection ont, par requête, demandé au juge constitutionnel l’annulation de la candidature de Monsieur Abdoulaye WADE retenue sur la liste publiée le 27 janvier 2012 par le Conseil constitutionnel, au motif tiré de son inéligibilité au regard de la Constitution de 2001. Selon eux, il serait à son troisième mandat alors que l’article 27 de la Constitution sénégalaise de 2001 limite le nombre de mandats du Président de la République à deux.
Suite à cette requête, le Conseil Constitutionnel a, dans sa décision N° 3 à 10/E/12 et 12 à 14/E/12 DU 29 JANVIER 2012, déclaré non fondées les requêtes tendant à annuler la candidature du Monsieur Abdoulaye WADE pour inconstitutionnalité. Le juge constitutionnel sénégalais a considéré « que le Président de la République, sous la Constitution de 2001, effectue un premier mandat durant la période 2007/2012 ; qu’il est donc en droit de se présenter à l’élection du 26 février 2012 », pour un second mandat. Pour le Conseil Constitutionnel, « sauf mention expresse, la limitation du mandat du Président de la République à un seul renouvellement ne peut concerner, sans incohérence, le mandat exercé sous l’ancienne Constitution ».
Au regard de cette position jurisprudentielle sénégalaise, le Président de la République en exercice, Alassane OUATTARA, étant dans une situation juridique identique, est éligible pour un premier mandat durant la période 2020/ 2025. Il est donc en droit de se présenter à l’élection présidentielle du 31 octobre 2020.
Dr. GUIBESSONGUI N’Datien Séverin
Docteur en Droit / Avocat