À Abidjan, les gouttes qui tombent font plus que tremper les trottoirs : elles font naître des métiers. Quand le ciel s’ouvre, la débrouillardise prend la rue. Port-Bouët, Cocody la 2 et Adjamé se transforment en laboratoires de survie économique, où chaque flaque est une opportunité.
Les pluies diluviennes qui se sont abattues sur Abidjan ces derniers jours ont transformé Gonzagueville en un terrain méconnaissable. Ce quartier de Port-Bouët, habituellement vivant et dense, est aujourd’hui noyé de part et d’autre. Mais dans ce paysage de flaques profondes, de rigoles débordantes et de rues boueuses, une activité inattendue émerge : celle des petits commerces de pluie. Sous les bâches tendues entre les poteaux, le long du carrefour Motard, des stands improvisés se dressent dès l’aube. Ici, pas de fruits, pas de poissons, mais des bottes en caoutchouc, des imperméables fluorescents, des k-ways, des sacs plastiques, des parapluies. La pluie est devenue produit d’appel.
Moussa, 28 ans, empile des bottes sur une table surélevée pour éviter la boue. « Avec cette inondation, j’ai déjà vendu 12 paires ce matin », souffle-t-il, tout en ajustant un carton pour en extraire de nouveaux modèles. Prix de vente : entre 3 000 et 5 000 F CFA selon la taille. Les modèles viennent de l’étranger, robustes et crantés. « C’est pas de la pacotille. Ici, on vend de la résistance à la gadoue », plaisante-t-il.
À côté, Mariam Koné, dans la trentaine, vend des tenues imperméables pour enfants et adultes. « Les motards sont mes meilleurs clients. Quand ils voient le ciel s’assombrir, ils foncent ici », explique-t-elle. Elle achète ses articles à 2 000 F CFA l’unité, les revend entre 3 500 et 5 000 F CFA. Sa journée commence souvent avant la première goutte.
À Cocody 2, vers le rond-point, le ballet est rôdé. Dès qu’une goutte tombe, des vendeurs apparaissent comme par magie, parapluies en main. Koné Fanta, 23 ans, ne quitte pas son coin près de l’arrêt de bus. « Je peux vendre jusqu’à 60 parapluies par jour quand il pleut fort », dit-elle, tout en tendant un modèle rouge à une dame prise au dépourvu. Son chiffre d’affaires quotidien oscille entre 35 000 et 45 000 F CFA. Une fois la part du fournisseur déduite — elle s’approvisionne au Blackmarket d’Adjamé — elle empoche entre 10 000 et 20 000 F CFA nets par jour.
À ses côtés, Kamagaté Bintou, sa camarade, tend un parapluie rose à une fillette : « Quand la pluie nous trouve ici, c’est Dieu qui nous envoie l’argent. »
Adjamé – Le forum devient royaume du parapluie
Sur le boulevard Nangui Abrogoua, au cœur du forum d’Adjamé, les stands de parapluies ont envahi les trottoirs. Là où, d’ordinaire, trônent les articles ménagers ou les vivriers, ce sont les accessoires de pluie qui dominent. La pluie a dicté sa loi commerciale.
« Quand la saison commence, beaucoup de vendeurs abandonnent les habits pour se reconvertir en vendeurs de parapluies », observe Alice Koffi, une habituée du marché. Ici, les prix sont fixés selon l’urgence du moment. Un parapluie basique se vend à 1 500 F CFA, un modèle renforcé peut grimper à 3 500 F CFA. Et les stocks s’écoulent vite.
« En un après-midi d’averse, je peux tout vendre », affirme une commerçante, entre deux appels à la clientèle. Certaines femmes transportent même leurs marchandises sur la tête, criant : « Parapluie original ! Pas chinois ! », en slalomant entre les flaques.
Abidjan sous la pluie, c’est une ville qui lutte contre le chaos… mais qui crée aussi. La débrouillardise est palpable à chaque coin de rue, chaque carrefour inondé, chaque marché détrempé. Ces petits métiers saisonniers, souvent invisibles aux yeux des autorités, constituent pourtant une bouée de sauvetage pour des milliers de jeunes et de femmes.
Ils ne vendent pas que des objets : ils vendent des solutions immédiates, pratiques, nécessaires. Dans une ville où la pluie est à la fois bénédiction et malédiction, ces métiers sont la preuve qu’à défaut de ciel dégagé, certains savent toujours faire rayonner leur résilience.
Ange Sarah