Coordonnateur des Coalitions de l’Afrique Francophone pour la CPI, expert et consultant en justice internationale, Ali Ouattara se prononce sur la fermeture annoncée du Bureau local de la Cour.
Le bureau de la Cour Pénale Internationale (CPI) va fermer ses portes à Abidjan d’ici au milieu de 2025. Comment réagissez-vous face à cette décision ?
Nous sommes déçus et inquiets mais nous ne sommes pas surpris d’autant plus que depuis bientôt deux à trois ans, il y avait une velléité de fermeture. Face à cela, nous avons mené un plaidoyer auprès du Bureau du Procureur et même auprès de certains juges lors des Assemblées des Etats-Parties à New York et à La Haye, et aussi durant les Round Tables (Rencontres bi-annuellesONGs et personnels de la Cour). Nous avions même demandé l’augmentation du budget d’Abidjan afin de permettre au Bureau local de mener plus efficacement son travail de sensibilisation, de formation et d’information eu égard à l’approche des élections présidentielles de 2025. Nous avions signifié que la présence du Bureau constituait en soi un élément dissuasif et qu’il fallait éviter le remake de 2010, avec son lot de crimes de masse. Comme vous le savez, la CPI a pour vocation la lutte contre l’impunité.
Ce départ intervient au moment où va se tenir une élection présidentielle en 2025 qui est souvent émaillée de violences avec son corollaire de morts. Faut-il y voir un chèque en blanc accordé aux acteurs politiques qui peuvent commettre des crimes sans être inquiétés ?
Le Statut de Rome instituant la CPI a pour principal objectif la lutte contre l’impunité à travers deux volets majeurs, c’est-à-dire le volet dissuasif et le volet répressif. Il est donc de bon aloi que les organisations de défense des droits humains, les victimes et la société civile déplorent ce départ.
L’acquittement de messieurs Gbagbo Laurent et Charles Blé Goudé a été un coup dur pour les victimes de la crise post-électorale. Un autre facteur de déception de ces organisations, c’est la lenteur des enquêtes (Côte d’Ivoire 2) sur les partisans du Président actuel. Cette enquête qui a été lancée depuis bientôt trois ans, n’a pas encore abouti. Elle pourrait redorer un tant soit peu l’image de la CPI en Côte d’Ivoire qui a été ternie avec ces acquittements.
Quant à y voir un chèque en blanc accordé aux acteurs politiques pour commettre des crimes, nous disons que ce sera à leurs risques et périls, puisque la Côte d’Ivoire demeure toujours un pays en situation. Les enquêtes sont toujours en cours, donc pour dire que l’absence d’un Bureau local ne signifie pas que l’on ne pourrait pas être poursuivi en cas de commission de crimes graves. Souvenez-vous que la première enquête et les mandats d’arrêt qui ont été émis pour la première affaire l’ont été quand il n’y avait pas encore de Bureau sur place. C’est après l’ouverture de cette enquête et l’émission des mandats d’arrêt contre messieurs Laurent Gbagbo, Charles Blé Goudé et Mme Simone Gbagbo, qu’un bureau a été installé à Abidjan. Cela a été fait à postériori. Il est par conséquent important que les acteurs politiques ivoiriens évitent de commettre ou d’inciter à commettre des crimes.
Le départ du Bureau de la CPI va-t-il mettre fin au programme d’assistance initié en faveur des victimes ?
Il faut savoir que le Statut de Rome a créé deux institutions indépendantes : la CPI et le Fonds au profit des victimes. Ce Fonds a pour objectif d’aider les survivants, en particulier les personnes vulnérables à reconstruire leur vie et retrouver leur dignité et leur statut de membre à part entière de la société qui est la leur. Le Fonds au profit des victimes peut agir dans l’intérêt des victimes de crimes, que soit intervenue ou non une condamnation par la CPI. Le Fonds a deux objectifs majeurs : l’assistance, lorsqu’il n’y a pas eu de condamnation, et la réparation en cas de condamnation. Pour le cas de la Côte d’Ivoire, il n’y a pas eu de condamnation, ce qui signifie que c’est plutôt de l’assistance dont ont bénéficié les victimes. Le Fonds a mis en place des projets innovants qui répondent aux besoins physiques, matériels et psychologiques des victimes. Selon son projet de budget, la Cour achèvera également en 2025 son programme d’assistance auprès des victimes ivoiriennes de la crise.
Selon le porte-parole du gouvernement ivoirien, ce départ demontre que « les juridictions nationales marchent bien et ont pris la place ». Partagez-vous cette opinion ?
Selon l’article 1 du Statut de Rome, la CPI est une juridiction complémentaire des juridictions pénales nationales. En d’autres termes, la CPI ne se substitue pas aux systèmes nationaux de justice pénale. Elle ne peut enquêter et, lorsque cela se justifie, poursuivre et juger des personnes que si l’Etat concerné n’a pas ouvert d’enquêtes, se trouve réellement dans l’incapacité de le faire ou n’a pas l’intention d’agir en ce sens. Le principe de complémentarité donne donc la priorité aux systèmes nationaux.
Si la CPI est intervenue en Côte d’Ivoire dépuis 2003, c’est parce que le pays n’avait pas cette capacité juridique. Bien qu’aujourd’hui, la Côte d’Ivoire selon ses textes juridiques peut juger les crimes graves, nous restons sceptiques au regard de ce qu’il nous a été donné de constater et de voir lors du procès de Madame Simone Gbagbo.
Avec ce départ, la CPI n’a-t-elle pas déçu tous les espoirs placés en elle par les victimes des crimes graves, les citoyens épris de justice… ?
Il faut éviter de placer des espoirs incommensurables en une juridiction qui n’est que complémentaire des juridictions nationales et dont le travail est basé essentiellement sur la coopération avec les Etats conformément au Chapitre IX et à l’Article 86 du Statut de Rome. La CPI a des limites et elle fait ce qu’elle peut. Pour la fermeture de son Bureau à Abidjan, elle a donné comme arguments l’examen stratégique de certaines situations menées par le Greffe, la fin du programme du Fonds au profit des victimes et la décision du Bureau du Procureur de mettre un terme à son enquête en Côte d’Ivoire au cours de l’année 2025. Ce sont ces raisons réelles qui justifient la décision de ne plus avoir de présence physique.
On pourrait dire que la présence du Bureau local avait des objectifs qui semblent avoir été atteints. Par ailleurs, sachant aussi qu’en matière de justice, lorsqu’il y a un procès, il y a deux issues. A savoir, l’acquittement ou la condamnation. On ne peut donc pas prétendre que tous les espoirs ont été déçus parce qu’il y a eu acquittement. Certains espoirs ont été réalisés. Il s’agit de l’assistance aux victimes, de l’ouverture d’une deuxième enquête, etc.
Sur la scène internationale, la CPI a émis des mandats d’arrêt contre des dirigeants de certains pays qui ne seront jamais transférés à la Haye, notamment le président russe Vladimir Poutine et le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahu . Cette situation ne donne-t-il pas raison à ceux qui disent que la CPI est une coquille vide ?
Il ne faut pas affirmer mordicus que les mandats d’arrêt ne seront jamais exécutés. Ne nous mettons pas à la place des Etats. Certains pays dans le monde sont prêts à exécuter le mandat d’arrêt concernant Vladimir Poutine. Comme on peut le constater, aujourd’hui, le Président russe évite de se rendre dans certains Etats par peur de se faire arrêter.
Quant au Premier Ministre israélien, il n’y a pas encore eu de mandat d’arrêt à son encontre. C’est une demande du Procureur qui a été faite aux juges de la Chambre Préliminaire. Attendons donc la suite.
Dans tous les cas, reconnaissons que l’existence de la CPI est un élément de dissuasion et de prévention à la commission de crimes graves par certains dirigeants. Dans le cadre de son travail de répression, des personnes ont été arrêtées et jugées, des victimes ont bénéficié d’assistance et de réparation dans des pays en situation.
Des erreurs ont pu être commises par la CPI dans son fonctionnement et dans ses stratégies d’enquête, mais il faut lui reconnaître des avancées dans la lutte contre l’impunité. Nous avons tous pour devoir d’aider la CPI à se parfaire pour une lutte universelle contre l’impunité. Nous y gagnerons tous. Ayons à l’esprit que nous sommes tous des potentielles victimes de nos dirigeants.
N’oublions surtout pas que l’impunité d’aujourd’hui est le crime de demain. L’impunité est un encouragement à la récidive pour les bourreaux ; l’impunité est un encouragement à la vengeance pour les victimes.
Nomel Essis