L’expert en justice pénale internationale se prononce sur les violences électorales en Côte d’Ivoire et le contenu de son ouvrage.
Vous êtes le Coordonnateur des Coalitions de l’Afrique francophones pour la Cpi et aussi le Point focal de l’Afrique de l’Ouest du Réseau africain pour la justice pénale internationale. Votre organisation a demandé à la Procureure de la Cpi de mettre en garde les politiciens ivoiriens sur la commission de crimes durant le processus électoral. Pensez vous que votre appel a été entendu ? Va-t-elle ouvrir un dossier sur ce qui s’est passé ?
Oui. Effectivement à la veille de l’élection présidentielle en Côte d’Ivoire, les Coalitions de l’Afrique francophone pour la Cpi ont lancé un appel à la procureure de la Cour afin qu’elle envoie un signal fort aux acteurs politiques ivoiriens pour les dissuader à la commission de crimes relevant des compétences de cette juridiction pénale internationale. Nous nous réjouissons que notre appel ait été entendu et que la procureure ait envoyé un message dans ce sens.
Le travail de la Cpi se base sur deux volets : Le préventif et le répressif. Notre objectif était que son message dissuade et surtout freine toute velléité de commission de crimes graves aussi bien par l’opposition que par le pouvoir.
Pour nous, notre appel a été entendu. Certes, il y a eu des violences et morts d’hommes. Mais cela aurait pu être pire. Vous savez qu’en 2010, il y a eu plus de 3000 morts. La mise en garde de la procureure a eu un grand impact. Chaque parti a essayé d’éviter au maximum la commission de crimes par ses partisans.
Quant à savoir si la Cpi va ouvrir un nouveau dossier ou pas, à ce sujet, Il ne faut aussi pas oublier que la Côte d’Ivoire est un pays en situation au niveau de la Cour. Ce qui a nécessité des enquêtes qui ont engendré des mandats d’arrêt et des procès. La Cpi suit donc de très près tout ce qui passe en Côte d’Ivoire et qui a trait aux violations des droits humains. Des enquêtes sont toujours en cours. Il faut donc éviter de poser des actes qui peuvent nous conduire devant cette juridiction internationale qu’est la Cpi qui prend en compte aussi bien les commanditaires que les acteurs de crimes graves.
Peut-on dire que les Ivoiriens n’ont pas tiré leçon de la crise postélectorale de 2010 avec les violences qui ont engendré 85 morts en 2020?
Au regard de ce qui se passe actuellement en Côte d’Ivoire, on est amené à se demander si les Ivoiriens ont tiré les leçons de la crise postélectorale de 2010. Nous avons l’impression que les Ivoiriens ont trop vite oublié cette période difficile qu’a traversée notre pays. Les traces sont pourtant encore là et beaucoup de plaies n’ont pas encore été cicatrisées. Au niveau de la Cpi, les procès ne sont pas totalement terminés, même s’il y eu acquittement. Il faut savoir aussi qued’autres enquêtes sont également en cours sur la crise postélectorale de 2010. Tout cela devrait nous amener à éviter de poser des actes de violences et de violations des droits humains qui pourraient nous rattraper tôt ou tard, soit en tant que commanditaire ou en tant qu’acteur. Les Ivoiriens ont trop souffert durant des différentes crises. Il y a eu trop de victimes. Des victimes qui sont en majorité abandonnées à leur triste sort aujourd’hui. Les Ivoiriens doivent en prendre conscience et éviter la violence, éviter « un remake ».
Avant les élections, des Ong et le Pdci ont affirmé avoir saisi la Cpi. Cette saisine peut-elle prospérer?
Dans le Statut de Rome instituant la Cpi, il est noté en ses articles 12, 13, 14 et 15 les différents modes de saisine. C’est l’Etat partie, le procureur ; le Conseil de sécurité de L’Onu ou un Etat non partie en faisant une déclaration de reconnaissance des compétences juridictionnelles de la Cour (Article 12.3). Il n’est donc pas possible à une Ong ou un parti politique de saisir directement la Cpi.
Avant l’élection présidentielle de cette année, vous avez publié un ouvrage: « Côte d’Ivoire-Cpi: Mariage d’amour ou mariage de raison ». Que visez-vous à travers cet ouvrage?
Voici bientôt 37 ans que je milite en tant que défenseur des droits humains. A ce titre, j’ai eu la chance d’occuper plusieurs fonctions tant sur le plan national qu’international, de parcourir la Côte d’Ivoire et le monde entier. J’ai, à chaque occasion, fait des communications dans le cadre de plaidoyer, d’information, de formation ou de sensibilisation dans le domaine de la promotion et la défense des droits humains.
Cette riche expérience mondiale ne devrait pas rester pour moi seul. Il fallait que je la partage avec tout le monde. D’où l’idée d’écrire un ouvrage. C’est donc le résumé de 13 conférences sélectionnées et relatives à la justice nationale et internationale que je mets à la disposition du public national et international à travers ce livre de 127 pages.
« Côte d’Ivoire –CPI : Mariage d’Amour ou mariage de raison ? » retrace le travail de la justice nationale, internationale et transitionnelle dans le cadre de la lutte contre l’impunité en Côte d’Ivoire et dans le monde ; fait ressortir les forces et faiblesses de ces mécanismes. Il met en exergue le travail de la société civile dans ce domaine et met en lumière les bons et mauvais résultats enregistrés depuis l’avènement de ces différentes juridictions. Un accent particulier est mis sur la situation de la Côte devant la Cpi.
Cette œuvre vise à montrer que la justice est un puissant levier de lutte contre l’impunité, de construction et de reconstruction de la paix et de la démocratie. Et l’objet de l’œuvre est de rappeler que le combat pour les droits de l’homme est permanent et atemporel.
« Côte d’Ivoire –CPI: Mariage d’Amour ou mariage de raison ? » est aussi ma façon de rendre hommage aux millions de victimes dans le monde et en Côte d’Ivoire qui, très souvent, sont abandonnées à leur triste sort. Il faut les soutenir, les aider, les encadrer les assister aussi bien judiciairement, matériellement, psychologiquement que médicalement. On ne devient pas victime de son propre gré. Ayons toujours à l’esprit que sous nos tropiques, tout individu est une potentielle victime. C’est pour cela que nous devons œuvrer toujours ensemble pour une paix durable dans nos états à travers une justice pour tous et pour toute, en d’autres termes pour une justice universelle.
Mon livre peut être aussi considéré comme une contribution aux débats sur la justice internationale et à la promotion de la lutte contre l’impunité.
En tenant compte de l’élection présidentielle en Côte d’Ivoire et dans beaucoup de pays de la sous région, en tenant aussi compte de la situation de crise dans certains pays africains, le livre peut aussi servird’outil de sensibilisation et surtout de prévention. De prévention pour dire quelque part : « Attention ! les crimes graves, les crimes internationaux sont imprescriptibles. Il faut éviter d’en commettre car on devra toujours répondre de ses actes devant la justice quelque soit le temps écoulé »
Pourquoi avez-vous choisi ce titre ?
Le titre « Côte d’Ivoire-CPI: Mariage d’amour ou mariage de raison » met en lumière les relations, la collaboration, la coopération entre notre pays et cette juridiction basée à La Haye. On aurait pu parler de plusieurs mariages. Le premier mariage est celui qui a été contracté par l’ancien président Laurent Gbagbo en reconnaissant la compétence juridictionnelle de la Cpi conformément à l’article 12.3 du Statut de Rome le 15 février2003, faisant ainsi de la Côte d’Ivoire le premier Etat non partie au Statut à reconnaitre ses compétences sur son sol. Le deuxième mariage a été célébré par le président Alassane Ouattara à travers la ratification du Statut de Rome instituant la Cpi, le 15 février 2013.Le lecteur pourra se rendre compte que chacun de ces leaders ivoiriens a eu des objectifs en scellant le mariage avec la Cpi. Alors, est-ce par amour ou par intérêt ? Ce sera au lecteur d’en tirer sa conclusion.
Où en est-on avec votre plaidoyer pour que la Côte d’Ivoire adopte le protocole de Kampala qui inscrit les crimes d’agression dans les modes de saisine de la Cpi?
Tout comme nous l’avons fait pour que le Statut de Rome instituant la Cpi soit ratifié par la Côte d’Ivoire, nous continuons toujours notre plaidoyer auprès des autorités afin que la Côte d’Ivoire ratifie ce protocole . C’est un travail de longue haleine et nous espérons que notre pays y adhèrera bientôt.
Nomel Essis