Dans cet entretien accordé à l’infoexpress, Dr Doumbia Mamadou, Maître de conférences en Sciences agronomique et ingénierie biologique à l’Université Nangui Abrogoua d’Abidjan, et expert consultant en agronomie au niveau du programme Initiative pesticide de l’Union européenne donne ses recettes pour faire face à la cherté de la vie.
Professeur, qu’est-ce qui explique aujourd’hui, selon vous, la hausse du coût des denrées alimentaires en Côte d’Ivoire ?
Plusieurs paramètres expliquent les prix élevés des denrées alimentaires que nous constatons aujourd’hui. Les causes sont à la fois exogènes et endogènes. Par causes exogènes, on entend les facteurs qui ne sont pas maîtrisables directement par le gouvernement ivoirien. Et pour exemple, avant la crise de la Covid-19 , le prix de la tonne de l’Urée était de 200 US dollars. Nous sommes passés maintenant à 800 dollars US la tonne. En plus de cela, les grands pays producteurs comme la Russie, l’Ukraine… sont en ce moment en guerre. De même, le NPK qui est l’engrais chimique de production est passé quant à lui de pratiquement 250 US dollars avant la crise à aujourd’hui 650 US dollars. Ce sont des paramètres qui ne dépendent pas du gouvernement ivoirien. Toutefois, en recherchant les causes de cette hausse, l’on aurait pu anticiper. Il y a donc un problème d’anticipation qu’il faut relever. Aussi, au niveau du transport, le conteneur 21 tonnes avant la crise coûtait 2500 US dollars aujourd’hui le même conteneur avec le même poids se transporte en Côte d’Ivoire à 8 000 US dollars soit une augmentation de 5 500 dollars. C’est aussi un paramètre que le gouvernement ne contrôle pas. Ce n’est la faute de personne, mais c’est cela la loi de l’offre et de la demande internationales. De là, nous arrivons au port d’Abidjan. À ce stade, nous avons le prix SIF, c’est-à-dire en plus du transport et l’achat, on vous affecte une taxe de 7,5 % sur le passif, c’est-à-dire le prix vendu au port autonome d’Abidjan. À cela, s’ajoutent les accessoires de charges, ce qui revient à 20 % du prix SIF acheté à l’extérieur. Tous ces éléments l’un mis dans l’autre augmentera forcément le prix de l’engrais. C’est pour cela aujourd’hui, le sac de 50 kg de l’urée plafonne presque à 50 000 FCFA, alors qu’avant cette même tournait autour de 17 000 FCFA, 18 000 FCFA. Prenons le cas du sac de 50 kg de NPK nous sommes passés de 14 000 à 16 000 à 28 000 FCFA, 30 000 FCFA le sac de 50 kg.
Quelle est la conséquence de tous ces facteurs sur les denrées alimentaires de première nécessité ?
Le planteur qui va s’approvisionner sur le marché ne pourra pas vendre sa production moins chère. C’est déjà un premier facteur qui impacte le coût des denrées alimentaires au niveau international. À l’inverse, comme premiers facteurs endogènes, nous avons le manque de planification au niveau du secteur de la production. En observant les analyses de certaines études prospectives avec la Covid-19, nous aurions dû anticiper sur un certain nombre de paramètres de production.
Vous insistez sur l’intrant au niveau des facteurs exogènes, mais l’agriculture ce n’est pas que les intrants…
Effectivement, au niveau de la production, il faut noter que nous avons aujourd’hui un véritable problème de main d’œuvre agricole. Et la cause est liée à l’orpaillage clandestin. Qu’est-ce que nous constatons en réalité ? Ce phénomène crée dans nos villages des problèmes de conflits fonciers. Nos planteurs, à cause du prix moins élevé des produits agricoles, cèdent leurs terres aux orpailleurs. Les champs sont ainsi perforés de partout. Ce qui rend incultes les terres. Bien sûr avec tous les dangers environnementaux que cela recèle. Les bois sont coupés, brûlés et le cyanure est utilisé dans le procédé d’orpaillage, ce qui constitue une conséquence environnementale majeure. En plus de cela, l’orpaillage utilise la main-d’œuvre autrefois réservée à l’agriculture. À 6 000 FCFA ou 5 000 la journée, le travail dans l’orpaillage attire les ouvriers qui, s’ils choisissent de travailler dans les plantations, auraient gagné entre 1500 et 2000 F CFA la journée.
«Je crains que nous ayons une crise alimentaire»
À ce rythme la Côte d’Ivoire ne court-elle pas vers une famine ?
C’est clair qu’on va droit vers le mur. Il faut donc anticiper et agir rapidement pour stopper l’orpaillage clandestin d’une manière ou d’une autre. En plus de cela, il faut un accompagnement des producteurs. S’ils n’ont pas d’accompagnement, nous aurons la famine dans les années à venir. C’est d’ailleurs pourquoi je ne cesse de dire que l’Afrique a une grande chance. Depuis l’apparition de la Covid-19, étant moins affectée par cette pandémie, nous avions la possibilité de mieux nous organiser pour devenir la bouche nourricière du monde. En organisant nos producteurs, les accompagner pour produire plus et vendre à l’extérieur. Ce ne fut malheureusement pas le cas, je crains que nous ayons une crise alimentaire et j’en suis persuadé. Les riches vont s’arracher les produits alimentaires et les pauvres vont mourir.
N’êtes-vous pas assez alarmiste ?
Non, pas du tout ce n’est que la réalité. Lorsque vous allez aujourd’hui sur les marchés, vous constatez que tout a flambé. Le gouvernement a certes pris des mesures pour contrôler le prix de certains produits afin de stabiliser les coûts. En revanche, pour ce qui concerne la tomate, l’aubergine, le piment, le gombo, la banane, qui va les réglementer. Pour réglementer le prix de ces denrées, il faut appuyer la production depuis l’amont. Même s’il est nécessaire, il faut aussi prendre un décret ou voter une loi au niveau de l’Assemblée nationale, il faut le faire urgemment. Ainsi, le secteur agricole et les producteurs seront comme des agents d’utilité publique.
Justement, au niveau institutionnel, nous avons le Conseil national de lutte contre la vie chère, la commission de la Concurrence, etc. Selon vous quelles devraient être leurs actions ?
Certes, ces cadres institutionnels existent, toutefois il y a un fait que je veux décrier. Vous savez, il y a beaucoup de projets en faveur du développement agricole. Nous avons notamment les programmes agro-agricoles de Yamoussoukro, 2Pai Bélier, également à Abengourou, Agnibilékrou, dans l’indénié-djuablin et autres. Malheureusement, dans la plupart de ces projets 80 à 90 % du montant sont alloués à l’administration et à la gestion. Tous ces montants sont injectés dans l’organisation des ateliers et conférences au lieu de profiter directement aux planteurs. Alors que le planteur a besoin d’intrants subventionnés, de crédits agricoles et une stabilisation de sa main d’œuvre. C’est de cela qu’on a besoin dans le secteur et non des ateliers, et des cadres institutionnels à n’en point finir. On doit plutôt inverser cette tendance, c’est-à-dire, on doit faire en sorte que tout ce qu’on dégage aille directement sur les producteurs de façon contrôlée. Maintenant, on va en contrôle et en appui avec le peu de personnel administratif pour faire suivre les projets, ceci est très important.
A votre niveau, quelle peut être votre contribution pour réduire la question de la cherté de la vie en Côte d‘Ivoire?
Au niveau de nos autorités, et j’insiste sur ce point, il faut réduire le problème de pénurie de main d’œuvre en milieu rural en essayant de résoudre l’orpaillage clandestin qui fait la concurrence de la main d’œuvre avec les planteurs et les producteurs. À cela, il faut augmenter le niveau de mécanisation du secteur agricole. Faire des crédits aux planteurs directement en leur offrant sous forme de crédit des motos pompes, des tuyaux d’irrigation pour qu’il y ait des productions en permanence et que cela leur soit déductible sur la vente en les faisant encadrer et nous avons pour cela lancé notre projet la Réforme Verte en Côte d’Ivoire (RVCI). Dans la mise du projet RVCI, il s’agira de mettre en valeur des espaces agricoles. Les intrants et tout le nécessaire seront engagés par le cabinet initiateur du projet. Le souscripteur déboursera seulement une modeste somme qui permettra de commencer les travaux et le reste sera payé à la récolte. Après la phase pilote que nous avons fait, les résultats sont très satisfaisants. Le programme Réforme Verte en Côte d’Ivoire va permettre ainsi de créer de l’emploi en mettant à la disposition les intrants agricoles et en garantissant la vente des produits à moindre coût aux consommateurs après la réduction des chaînes d’intermédiaires. Le projet est déjà monté. Nous attendons juste l’accompagnement.
Réalisé : Par Jean Eden Kouamé
Légende: Le Dr Doumbia Mamadou (maître de conférences) craint une insécurité alimentaire en Côte d’Ivoire. Ph. DR.