L’ancien ministre ivoirien des Affaires étrangères, Essy Amara, revient sur les péripeties de sa médiation dans les guerres civiles au Libéria et en Sierra Léone.
Julius Maada Bio vient de gagner les élections en Sierra Leone devant le candidat du parti au pouvoir. Vous avez été impliqué dans les négociations de paix dans ce pays confronté à la guerre dans les années 1996. Récemment, vous l’avez accompagné chez le président Henri Konan Bédié à Daoukro avant la campagne électorale. Etes-vous surpris par sa victoire ?
Je ne suis pas trop surpris par sa victoire. Il était possible qu’il gagne les élections. Julius Maada Bio est venu me voir pour que nous allions rencontrer le président Henri Konan Bédié à Daoukro. Pour quelle raison ? C’est simple. Parce que la Côte d’Ivoire a été mêlée à la résolution de la guerre civile sierra léonaise à travers Maada Bio.
Comment cela s’est-il déroulé ?
Maada Bio a fait un coup d’Etat à l’époque contre Valentine Strasser pour lutter contre la politique tracée par les précédents présidents. Cette politique consistait à sous louer la lutte contre la rébellion à une société privée britannique apellée « Executive outcom » qui avait créé une milice composée d’anciens soldats sud-africains. Cette milice qui avait un équipement sophistiqué, était chargée de régler les situations critiques en Afrique. Cette société avait créé une base en Sierra leone pour combattre la rébellion de Foday Sankoh. Après le putsch opéré par Strasser, au cours d’un conseil du haut commandement militaire, Maada Bio a soutenu qu’il fallait négocier avec la rébellion pour trouver une solution.
Mais, ses frères d’armes n’étaient pas d’accord avec cette position parce qu’à travers l’attribution de la lutte contre le RUF de Foday Sankoh à une milice, les militaires recevaient d’importants revenus financiers. Maada Bio tenait absolument à la négociation avec la rébellion rejetée par les membres de la junte militaire. Devant l’entêtement de ses frères d’arme, il a fini par faire un coup d’Etat contre Valentine Strasser. Une semaine après son coup de force, il est allé voir le président ghanéen, John Rawlings pour lui suggérer la négociation avec Foday Sankoh. Rawlings lui a donné raison et lui a conseillé de s’adresser à la Côte d’Ivoire qui avait un appareil diplomatique très rodé dans les négociations.
Pourquoi ce choix de la Côte d’Ivoire qui n’entretenait pas de liens particuliers avec la Sierra leone ?
Tout simplement parce que la Côte d’Ivoire était le pilier des négociations au Libéria. On a eu quatre accords de sortie de crise sur ce pays à Yamoussoukro. Quelques jours après, je reçois un appel de Freetown m’informant que Maada Bio veut rendre une visite de courtoisie au président Bédié. J’étais surpris parce qu’on n’avait aucune relation avec la Sierra leone. Pour être sûr, j’ai cherché à avoir l’état de nos relations au plan commercial, économique et humain avec ce pays. La seule chose que j’ai trouvée, c’est qu’un Ivoirien à l’époque, directeur de Premoto, avait épousé une Sierra léonaise avec qui il avait étudié dans une université américaine. Le président fut surpris quand je l’ai informé de la visite de Maada Bio. Je lui ai dit qu’on n’a pas de relations avec la Sierra leone mais qu’il devait quand même l’écouter. Lors de sa rencontre avec le président Bédié, Maada Bio a reaffirmé sa volonté de négocier avec Foday Sankoh car la guerre civile dans son pays ne peut pas être résolue par la guerre.
Et que c’est sur les conseils de ses pairs de la Cedeao qu’il s’est confié à Bédié afin d’entamer les négociations avec la rébellion. Il a demandé que la Côte d’Ivoire fasse tout afin qu’il rencontre Foday Sankoh pour entamer les négociations. 3H après, nous l’avons raccompagné à l’aéroport avec la promesse de faire notre mieux pour une solution négociée. Après une semaine de recherche, j’ai pu localiser Foday Sankoh à qui j’ai soumis la proposition de négociations de Maada Bio. Je lui ai demandé de venir en Côte d’Ivoire afin de rencontrer le président sierra leonais à une date fixée de commun accord. Il m’a repondu qu’on va le tuer s’il sort de sa cachette, tellement on l’a diabolisé. Il a cité l’exemple du rebelle katangais, Moise Tschombé qui a été tué et du leader du Front de libération nationale (FNL), Ahmed Ben Bella capturé par l’aviation française pendant la guerre d’Algérie.
Je lui ai donné des garanties en prenant l’engagement d’avoir l’accord du SG de l’Oua, Salim Ahmed Salim, et du SG de l’Onu Boutros Boutros Ghali qui vont m’envoyer des représentants. Avec ces garanties, personne ne peut te tuer, lui ai-je promis. Malgré tout, il était réticent. Je lui ai dit que s’il continuait de se battre dans la jungle, il ne pourra pas réaliser ses ambitions nobles d’électrifier le pays et de construire des écoles. Devant sa reticence, je lui ai répondu qu’on prend toujours des risques si on a des ambitions pour son pays.
Foday Sankoh hésite…
Même les USA, le pays développé, le président John Kennedy a été tué malgré les mesures de sécurité. Si on ne prend pas des risques, c’est qu’on n’est pas responsable. Convaincu par mes arguments, il m’a dit de prendre des garanties pour sa sécurité. Lorsque j’appelle Salim et Boutros Ghali pour avoir leurs représentants pour aller chercher Foday Sankoh, ils m’ont promis d’étudier la question. Je rappelle que Foday Sankoh a fait plein d’exercices. Car, il était très méfiant et changeait de zones après chaque appel par satellite pour ne pas être repéré. Il savait que les Sud-africains étaient très équipés et qu’ils pouvaient le repérer à tout moment. Pour me joindre, il me donnait une heure précise pour un appel dans deux jours. La veille de mon rendez-vous téléphonique avec Foday Sankoh, je n’avais pas encore reçu de retour de mes appels avec Boutros Ghali et Salim.
Lorsque je rappelle Boutros Ghali pour lui signifier mon rendez-vous avec Foday Sankoh dans deux jours, il me répond que le responsable de la direction des questions de conflit et de paix a estimé qu’il y a 70% de risque pour aller chercher Foday Sankoh alors que les standards onusiens sont plafonnées à 2% de risque. Ils ont décidé qu’à l’unanimité, les Nations unies ne peuvent pas dépêcher un fonctionnaire pour aller chercher Foday Sankoh. J’ai été refroidi par cette réponse car j’espérais que les Nations unies allaient accepter de prendre le risque. Même réponse du côté de l’Oua. Selon Salim, il faut une couverture d’assurance de 300.000 dollars pour envoyer un fonctionnaire et que l’Organisation n’avait pas les moyens pour payer cette somme. Il ajoute que l’Oua a les mêmes standars de sécurité que l’Onu et que 70% de risque n’étaient pas à leur portée.
J’étais embarrassé car je ne m’attendais pas à ce scénario. Mon dilemme, je ne pouvais pas appeler Sankoh pour lui dire que l’Onu et l’Oua ne pouvaient déléguer des représentants pour aller le chercher. Il m’aurait rappelé qu’on le tuerait s’il sortait et que toutes ces organisations étaient de mèche avec la CIA et les Sud-africains. Il ne pourrait plus sortir de sa cachette dans ces conditions. Je joins Foday Sankoh pour lui dire qu’à cause de la complexité du fonctionnement de l’Onu et de l’Oua, on ne pouvait pas trouver des réponses positives de ces deux organisations dans un bref délai. Il me retorque pour me dire que pour avoir été président du Conseil de sécurité et de l’Assemblée générale de l’Onu, je constitue une sécurité pour lui ; qu’il sortirait de sa cachette si je venais le chercher. Je ne m’attendais pas à une telle réponse alors que je l’avais encouragé à la négociation pour le bien de la Sierra leone et la paix dans la sous-région.
Dès que je raccroche, je joins le CICR qui convoyait des vivres dans cette zone de conflit, de m’aider à aller chercher Foday Sankoh. Cette agence humanitaire me répond 2h après pour me dire que Kalahoun, la zone où se trouve Foday, est située dans une véritable jungle. Pour s’y rendre, il faut un hélicoptère à deux réservoirs pour effectuer l’aller-retour. Il faut aller de Freetown pour le chercher dans sa zone pour ensuite le déposer à Suiguiri en Guinée, qui est la sous-préfecture la plus proche de la Sierra-Leone. De là, on peut l’amener à Abidjan sans transiter par Freetown où il n’acceptera jamais d’y mettre les pieds.
3 heures de marche dans la jungle…
Selon le CICR, le seul hélicpotère à deux réservoirs du contienent africain, se trouve en Erythrée. Mais, en fin de compte, j’ai pu obtenir l’engin. Pour rencontrer Foday Sankoh, il m’a décrit un parcours digne d’un roman policier. A cause d’une fuite dans les réservoirs qu’il a fallu réparer, nous avons pris du retard sur l’heure du rendez-vous. Ce qui a bouleversé tout le programme établi. Pour cela, il n’a pas répondu à mes appels sur la fréquence déterminée, soupçonnant sûrement un piège qu’on lui tendait. J’ai insisté pour lui dire qu’on retournait s’il ne donnait pas suite à mon appel. Je lui ai expliqué la panne survenue qui nous a mis en retard. Il a fini par me rappeler pour me dire qu’il a changé de stratégie parce que ne me voyant pas.
Il finit par nous indiquer une clairière où un de ses hommes nous attendait avec un drapeau. L’endroit était si restreint que les palettes de l’hélicoptère allaient toucher les arbres à l’attérissage. Ce fut une opération kamikaze. On a marché pendant 3h dans la forêt où on ne voyait pas la lumière du jour. J’ai glissé sur une colline et j’ai eu une déchirure des ligaments du genou dont je sens les sequelles actuellement. J’ai fini par rencontrer Foday Sankoh dans une clairière. C’était une scène surréaliste. En moins de 5 minutes, on a vu apparaitre près de 1000 personnes qui étaient perchées dans les arbres. Foday Sankoh est arrivé comme un dieu parmi des gens habillés avec plein de gris-gris et reputés être des sanguinaires. Me retrouver seul avec un homme blanc (l’envoyé du CICR) dans une telle situation, c’était surréaliste. Foday Sankoh me présente avec l’objet de ma visite et consulte son comité de guerre de dix membres pour avoir son aval. Après conciliabule, les membres du comité de guerre reviennent pour dire qu’ils sont cinq pour et cinq contre son départ, laissant le soin à Foday Sankoh de décider lui-même comme il a une voix prépondérante.
Selon les prédictions du « jujuman », le féticheur de la tribu qui a consulté ses gris-gris, Sankoh ne reviendra plus au bercail s’il part en Côte d’Ivoire. Il se retourne vers moi pour me faire part du verdict des oracles qui lui interdisent de quitter sa base. Je lui ai répondu que j’ai pris un risque en venant dans sa base et qu’il doit en faire autant pour avoir la paix. Il n’y a jamais d’opération à 100% de réussite ; on ne fait pas la paix sans prendre de risque ; un serpent aurait pu me mordre, ai-je ajouté. Après avoir marché tout seul pendant 3 minutes dans un silence total, il me revient pour dire qu’il embarque avec moi. Je me suis rendu compte qu’on a tourné en rond pendant 3h dans la forêt parce qu’il était persuadé que j’étais suivi par des espions pour le repérer. Sur le chemin du retour, on a retrouvé l’hélicoptère à peine en une demi-heure de marche.
On est arrivé à Siguiri où nous avons embarqué dans deux petits avions de dix places chacun pour Abidjan. Trois jours après, j’appelle Julius Maada Bio pour lui dire que Foday Sankoh est à Abidjan. Ça a été une opération presqu’inédite parce que cela n’a pas été facile. Par la suite, tout le processus a été très long et très complexe. Je retiens que Foday Sankoh est très courageux, car il a pris des risques. Il savait qu’en tant que militaire, la configuration du champ de bataille faisait qu’il ne pouvait pas avoir de vainqueur dans cette guerre. On oublie que Julius Maada Bio a rendu le pouvoir au président élu, Ahmad Tejan Kabbah, et est allé faire des études aux USA où il a obtenu un MBA. On voit en lui un ancien putschiste alors qu’il a une formation universitaire solide.
Julius Maada Bio arrive dans une situation de crise aggravée par l’épidemie de la fièvre Ebola qui a tué des milliers de personnes. Peut-il réussir à sortir la Sierra-Leone du marasme économique ?
Tous les pays ont des problèmes, aujourd’hui. Julius Maada Bio connait le pays ; il a fait l’académie militaire de Freetown. Il connait la configuration de tous les problèmes de son pays. Il faut dire que le président Bio était très populaire pendant le court séjour passé au pouvoir. Il a eu le courage d’imposer aux militaires le chemin de la paix ; ce qui fait qu’il était très respecté par les Sierra-léonais. Les anciens lui en seront gré. Il a perdu face à Ernest Bai Koroma et je crois qu’il a tiré leçon de ses échecs. Il a été choisi par son parti après une compétition interne entre 11 candidats. Tout cela montre qu’il maitrise bien son parti. Julius Maada Bio a tous les atouts pour réussir sa mission parce qu’il a parlé de rassemeblement lors de son discours d’investiture. Il faut dire que la Sierra-Leone a été gouvernée par deux formations : le SLPP et l’ACP. C’est donc une alternance entre les deux partis. Mais avec la configuration actuelle, il a la Présidence mais pas la majorité au Parlement.
Il a fait un appel pour que tous ensemble, ils puissent relever les défis. N’étant pas majoritaire au Parlement, il doit tendre la main à l’opposition parce qu’il faut une majorité pour faire adopter les lois. Ce pays dispose de nombreux cadres, dont le secrétaire adjoint chargé des questions financières sous Javier Perez de Cuellar, James Jonah. Parmi les candidats à la présidentielle, il y a un qui a été directeur général de l’Onudi à Vienne. Il y a une brochette de compétences qu’il doit pouvoir mobiliser. En politique, la défaite est toujours amère. Les hommes d’Ernest Bai Koroma n’ont jamais digéré leur défaite parce qu’ils étaient convaincus qu’ils allaient gagner les élections. C’était prévisible qu’ils perdent. J’étais sûr que Maada Bio allait gagner les élections parce que Koroma a essayé d’avoir un troisième mandat. Il a été désavoué par ses propres partisans parce qu’il a démis d’une façon brutale son vice-président qui devait lui succéder. Ce qui a suscité une scission au sein de son parti ; ce qui allait porter préjudice à son candidat, le ministre des Affaires étrangères, Kamara Samura. Ce dernier avait une faiblesse parce qu’il a plus travaillé à Londres qu’en Sierra-Leone. Il n’avait pas d’enracinement dans son parti. Au regard de tous ces facteurs, Maada Bio avait beaucoup de chances de gagner parce qu’il allait pouvoir rallier d’autres candidats.
Le voisin de la Sierra-Leone, le Libéria, est dirigé depuis janvier par un novice en politique, Georges Weah. Quelles sont les chances de réussite de l’ancienne star du ballon rond ?
La Côte d’Ivoire a payé un lourd tribut à la paix en Sierra-Leone tel que je vous ai relaté mais aussi au Libéria. Le Libéria a vécu une ségrégation pire que celle qui s’est déroulée en Afrique du Sud. Quand nos frères esclaves ont quitté les USA pour l’Afrique, ils partaient au Congo. Arrivés au Libéria, ils ont demandé aux autochtones qui ne parlaient pas anglais si c’était le Congo. D’où, l’attribution du nom Congo aux anciens esclaves venus des USA qui se sont installés au Libéria au 19ème siècle. Très vite, ils sont devenus les maitres de ce pays et l’ont géré comme les Blancs le faisaient avec les Noirs aux USA. Les relations entre les présidents Félix Houphouët-Boigny et William Tubman étaient excellentes ; il y avait un club portant le nom du président ivoirien au Libéria, dirigé par l’étudiant Amos Sawyer qui est devenu président de ce pays plus tard. Le club Tubman ici en Côte d’Ivoire était très en vue.
Le président Houphouët a demandé à William Tolbert (successeur de Tubman) d’intégrer les autochtones dans la gestion des affaires du pays. Pour avoir été médecin à Guiglo, Houphouët lui a dit qu’il connait les Guéré appelés Krahn au Libéria. Ils sont doux mais très violents quand ils se révoltent. Neuf mois après, Tolbert a répondu à Houphouët que son parti s’est opposé à l’intégration des autochtones, préférant maintenir le statu quo. Il ne pouvait désigner qu’un « Native » sur les cinq Sénateurs à nommer par lui en attendant que sa famille politique comprenne qu’il faut ouvir les portes aux autochtones.
« Native » contre « Congo »
Houphouët lui a dit qu’il est foutu parce que quand ces gens vont se réveiller, ce sera trop tard. Malheureusement, c’est ce qui est arrivé avec le sergent Samuel Doé qui était le Native le plus gradé de l’armée. Doé a operé un véritable massacre quand il a pris le pouvoir. Il a tué tous les dignitaires de l’ancien régime sur la plage pour que la population vienne voir tous ces hommes considerés comme des dieux. Quand Houphouët s’est plaint de son geste, Doé a justifié le massacre par le fait qu’il fallait exorciser la crainte des Natives qui ne croiraient pas à la mort des dignitaires s’ils ne voyaient pas leurs cadavres. C’était prévisible, ce qui est arrivé au Libéria, avec le putsch de Samuel Doé…
Maintenant, Georges Weah peut-il réussir ?
Je viens pour dire que la Côte d’Ivoire a payé un lourd tribut à la guerre civile au Libéria. Nous avons eu quatre accords signés sur le Libéria à Yamoussoukro. Dans les dossiers de la Cedeao, il y a eu Yamoussoukro I à IV. Dans le dernier accord, on était arrivé au désarmement et toutes les factions devaient remettre leurs armes à l’Ecomog. Au moment de l’application de cet accord, Charles Taylor a refusé de le faire au motif que l’Ecomog était constitué à 90% de soldats du Nigéria, son ennemi juré. Gêné par cette attitude, Houphouët-Boigny a obtenu de son frère Abdou Diouf le déploiement de deux compagnies de l’armée pour s’interposer entre l’Ecomog et les troupes de Taylor. C’est aux soldats sénégalais que les soldats de Taylor devraient remettre leurs armes. En quatre jours, l’Onu a deployé la logistique pour que les soldats sénégalais puissent s’interposer. Après cela, le président Houphouët est allé en vacances à Génève, me laissant le soin de suivre l’application de Yamoussoukro IV.
Quelques jours après, le patron de l’Ecomog, le général Bakut me réveille à 3h du matin pour me dire que des soldats sénégalais ont été tués à la suite d’un incident qui a mal tourné. Il me dit de faire quelque chose rapidement parce que si les troupes de l’Ecomog tentent d’aller sur le terrain, tout l’échaffaudage du processus de désarment risque de s’écrouler rapidement. Je réveille le président Houphouët pour obtenir son autorisation afin de rencontrer Taylor à Vahum, près de la frontière sierra-léonaise. J’avertis le ministre sénégalais des Affaires étrangères, Djibo Ka et je saisis le président Diouf qui se dit peiné par cette situation de même que Houphouët-Boigny, très embêté par la mort des soldats sénégalais. Je me retrouve à Freetown avec Djibo Ka et nous louons un hélicoptère pour nous rendre à Vahum où Taylor est arrivé 10 minutes avant nous. Taylor s’est excusé de la mort des six soldats sénégalais par ses hommes qui n’ont aucune éducation. Il a pris l’engagment de mettre fin aux dysfonctionnements au sein de ses troupes dont le commandement devrait être relevé. Il a présenté ses excuses aux présidents Houphouët et Diouf.
Whisky à gogo
J’embarque à Freetown avec Djibo Ka dans le Gruman 3 et nous arrivons à Dakar où nous sommes reçus par le président Diouf en plein exercice pour son adresse à la nation concernant la mort des six soldats. Une semaine après, le président Houphouët convoque une réunion à Génève à laquelle participent les présidents Abdou Diouf, Gnassingbé Eyadema, les vice-présidents nigérians et gambiens, le ministre des Affaires étrangères de la Guinée ainsi que trois membres des sept factions libériennes. Les Gruman 3 et 4 sont affectés au président Eyadema et aux vice-présidents, le Fokker 100 et deux autres Fokker sont mobilisés pour ramasser tous les Libériens (rebelles et pouvoirs). Cela n’a pas été facile car il fallait transporter toutes ces personnes à Génève sans visa.
Cette réunion a été une opération diplomatique très complexe considerée comme une mission humanitaire. Il fallait une logistique sur place, loger toutes ces personnes à l’hôtel, assurer leur transport aux frais de la Côte d’Ivoire. Au cours de cette réunion qui a réuni 37 personnes à la résidence de Houphouët, Charles Taylor s’est confondu en excuses et a pris l’engagement de suivre personnellement le processus de désarmement. Après 5h de réunion, tout avait été réglé. Tous les rebelles ont démandé à prolonger leur séjour de 24h à Génève pour se détendre et poursuivre le dialogue entamé dans l’avion qui les a transportés en Suisse. Il a fallu donc loger à nouveau tout ce beau monde. Houphouët-Boigny qui tient à sa crédibilité et à son image, a exigé qu’on règle la note des hôtels pour éviter de faire comme de nombreux Africains qui laissent des ardoises durant leur séjour. Quand j’ai envoyé le comptable régler la note, à ma grande surprise, on s’est retrouvé face à une facture faramineuse.
Les rébelles libériens ont vidé tous les réfrigérateurs de leurs contenus ; ils ont même commandé chacun cinq bouteilles de Whisky de marque (Chivaz, Royal salut) qui coûtent très chers en disant que c’est la Côte d’Ivoire qui va payer. J’étais furieux de voir qu’il y avait plus de dépenses de consommation que de prix d’hôtel. Je les ai quailifés de voyous et le président Houphouët m’a répondu d’un air stoïque pour dire qu’on n’a plus de la pluie quand on est dans l’eau. C’est le prix de la paix ; si on n’arrête pas cette guerre, elle va nous rattraper un jour, a-t-il ajouté. Je me demande si les Libériens mesurent les sacrifices consentis par la Côte d’Ivoire pour le retour de la paix dans leur pays. Du point de vue des relations internationales, on a innové sur la question des réfugiés. On a été félicités par les Nations unies parce que c’est la première fois que les réfugiés n’ont pas été mis dans des tentes dans des camps. Tous les réfugiés libériens ont été hébergés dans des familles ivoiriennes comme parce qu’elles appartenaient aux mêmes ethnies. Ce qui est bizarre, c’est que le président Samuel Doé avait son village en Côte d’Ivoire où de nombreux krhan, c’est-à-dire les Guéré, s’y sont réfugiés. On a humanisé la question des réfugiés.
Cela a fait l’objet d’une résolution de l’Onu pour féliciter la Côte d’Ivoire. Parlant de Georges Weah, il a un avantage parce qu’il y a toujours un ressentiment des « Native » vis-à-vis de leurs frères « Congo » d’origine américaine. C’est la première fois qu’un autochtone est démocratiquement élu, légitimé par le peuple. Les « Native » sont fiers de voir un de leurs fils à la tête de l’Etat. L’ancienne présidente Ellen Johnson Sirleaf est considérée comme un « Congo » bien que son père soit d’origine allemande. Georges Weah est considéré comme un pur autochtone qui arrive au pouvoir par la voie démocratique. C’est un atout considérable.
Cela suffit-il pour qu’il réussisse ?
Cela ne suffit pas certainement pour qu’il réussisse. Tout va dépendre de son entourage. Le Libéria dispose de cadres bien formés et bien éduqués dans les universités américaines. Ils ont une brochette de compétences dans bien des domaines. Si Weah s’entoure de toutes ces compétences, je pense qu’il peut s’en sortir.
Interview réalisée par Nomel Essis