La Suisse é été élue le 9 juin 2022 comme membre non permanent du Conseil de sécurité de l’Onu avec 187 voix sur 190 pour la période 2023-2024. L’ambassadrice de la Confédération helvétique sur les bords de la lagune Ebrié Anne Lugon-Mouli explique les enjeux de cette élection et se prononce sur la coopération avec la Côte d’Ivoire.
Depuis le 9 juin 2022, la Suisse a été élue membre non permanent du Conseil de sécurité de l’Onu. Qu’est-ce qui a motivé ce changement de politique quand l’on sait que la Suisse est un pays neutre ?
Nous avons été élus au Conseil de sécurité de l’Onu le 9 juin dernier et allons intégrer le Conseil en début 2023. Nous avons déposé notre candidature il y a plus de 10 ans et cela fait 20 ans que nous sommes membres à part entière de l’Onu. Il ne s’agit, en aucun cas, de changement de notre neutralité. Tout pays, y compris le nôtre, peut faire partie du Conseil de sécurité de l’Onu, comme d’autres pays neutres l’ont fait. En tant que pays neutre, la Suisse est obligée de respecter le droit de la neutralité. Ce dernier prescrit notamment que la Suisse ne doit pas participer aux conflits armés internationaux et ne doit pas favoriser des parties belligérantes sur le plan militaire, que ce soit par la livraison d’armes ou l’envoi de troupes. La politique de neutralité, en revanche, laisse une plus grande marge de manœuvre. Elle comprend l’ensemble des mesures prises par la Suisse, outre l’application du droit de la neutralité, pour préserver et promouvoir la crédibilité et l’efficacité de son statut d’Etat neutre au sein de la communauté internationale.
Au sein du Conseil de sécurité de l’Onu, la Suisse va pouvoir s’engager pour défendre la démocratie, le droit international, etc. C’est pour ces raisons que la Suisse va aller au Conseil de sécurité de l’Onu. En aucun cas, la neutralité empêche la Suisse de siéger au Conseil de sécurité de l’Onu. Notre neutralité, nous la voyons comme une neutralité solidaire. Nous sommes solidaires avec un certain nombre de valeurs et c’est avec ces idéaux que nous allons intégrer le Conseil de sécurité de l’Onu.
Quel rôle va jouer la Suisse au sein du Conseil de sécurité de l’Onu ?
La première des choses qui vient à l’esprit, c’est tous nos efforts en matière de consolidation de la paix. Nous avons, sur les dernières années, facilité une vingtaine de processus de paix dans le monde. En Afrique par exemple, nous avons le Nigeria, le Mozambique, etc. Nous avons une certaine expérience que nous mettons à disposition de la communauté internationale et nous espérons en faire bon usage au Conseil de sécurité. Nous avons un certain nombre d’agences de l’Onu qui siègent à Genève. Nous voulons faire valoir l’expertise de ces acteurs basés à Genève, et contribuer à un ordre international fiable fondé sur des règles claires et des valeurs démocratiques. Nous avons aussi l’Agenda 2030 pour le développement durable que nous défendons à travers notre aide au développement depuis des années avec un montant substantiel. Il y a aussi l’égalité entre homme et femme que nous défendons et enfin notre défense rigoureuse du multilatéralisme. Entrer au Conseil de sécurité est aussi une façon pour nous de contribuer à un multilatéralisme efficace.
En retour, qu’est-ce que va gagner la Suisse en terme de dividende ?
Siéger au Conseil de sécurité de l’Onu est déjà une reconnaissance de la qualité de notre diplomatie au niveau multilatéral et au niveau de la consolidation de la paix. Cela nous donne une certaine reconnaissance de plusieurs pays. Nous avons été élus avec 187 voix et c’est beaucoup. Je ne peux vous dire ce que nous allons gagner avant que nous ne nous soyons mis au travail en amont. Mais il faudra travailler énormément au Conseil de sécurité de l’Onu afin de contribuer à un monde meilleur. Nous n’intégrerons pas le Conseil de sécurité de l’Onu en nous disant que nous gagnerons forcément quelque chose, si ce n’est qu’en terme de reconnaissance d’une diplomatie efficace.
Parmi les 187 sur 190 pays qui ont voté pour la Suisse, figure la Côte d’Ivoire. Comment appréciez-vous ce soutien diplomatique d’Abidjan ?
C’est une très bonne nouvelle. La Côte d’Ivoire a reçu même trois votes de plus que la Suisse lors de son élection en 2017. C’est l’aboutissement et la marque d’une longue période d’amitié entre les deux pays.
Comment se porte la coopération entre la Côte d’Ivoire et la Suisse ?
La coopération se porte très bien. Nous avons signé il y a deux mois, un accord avec le ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche scientifique. Nous avons remis un capital de 5 milliards de Fcfa à ce ministère à destination du Fonds pour la Science, la Technologie et l’Innovation (Fonsti). C’est un aboutissement de plusieurs années de travail. Nous avons eu la visite du ministre de l’Intérieur et de la Sécurité à Berne pour signer plusieurs accords en matière migratoire et de soutien à la Côte d’Ivoire. Actuellement, nous avons toute une série de projets à finaliser. Récemment, j’ai lancé avec le ministre de l’Emploi et de la Protection sociale un projet sur l’emploi décent dans le secteur de l’agriculture et du travail domestique. Il y a quelques semaines, j’étais avec le ministre des Ressources animales et des Ressources halieutiques pour signer un projet de vaccination des petits ruminants. La Suisse arrive avec une série d’aides au développement que nous n’avons jamais vue en Côte d’Ivoire. Nous avons 35 entreprises présentes en Côte d’Ivoire, une nouvelle Chambre de commerce avec un directoire complet et de nouveaux statuts. Nous avons une forte présence économique suisse, des entreprises très compétitives. Nous pouvons dire que la coopération est au beau fixe.
Qu’en est-il au niveau commercial quand nous connaissons le poids important des entreprises suisses dans le chocolat ?
Nous sommes le quatrième pays importateur de Côte d’Ivoire. C’est plus d’un milliard de dollar par an. C’est surtout des denrées de base que nous importons et c’est sur ce point qu’il faut travailler. Nous sommes conscients de l’agenda de transformation industrielle en Côte d’Ivoire. Mais sur les 35 entreprises que nous avons, ce sont des entreprises qui produisent en Côte d’Ivoire dans le secteur pharmaceutique, alimentaire, agro-alimentaire, la construction et bien d’autres. Mais nous avons toute une série de secteurs qui sont présents en Côte d’Ivoire et qui créent de l’emploi.
En termes de volume des échanges commerciaux…
Je viens de le signifier. C’est plus d’un milliard de dollar par an. Par contre, les exportations sont beaucoup plus faibles. C’est autour des 50millions de dollars et c’est très faible. La balance est largement déficitaire en faveur de la Côte d’Ivoire qui exporte beaucoup plus que ce que la Suisse exporte en Côte d’Ivoire.
Du temps du président Félix Houphouët-Boigny, la Suisse était un pays qui était bien vue des Ivoiriens. Mais depuis sa mort, nous avons l’impression que la Suisse a un peu reculé…
Mais non. Moi je ne le vois pas ainsi avec tout ce que je viens d’indiquer un peu plus haut. La coopération est au beau fixe. Je vous ai donné plein d’exemples et je crois donc que cette question n’est pas pertinente.
A l’époque, le président Houphouët-Boigny avait une résidence en Suisse…
Mais sa veuve habite toujours en Suisse. Ce sont des relations personnelles. Il faut être heureux qu’aujourd’hui, nous ayons des relations institutionnelles fortes. Les relations personnelles sont importantes, mais les relations entre les deux Etats sont les plus importantes et c’est cela qui marque l’agenda et qui fait progresser la Suisse et la Côte d’Ivoire. Le soutien de la Côte d’Ivoire à la candidature Suisse d’intégrer le Conseil de sécurité de l’Onu est une forme de relation institutionnelle forte.
L’Europe est actuellement déchirée par la guerre qui oppose l’Ukraine à la Russie. Qu’est-ce que la Suisse fait pour stopper ce conflit qui impacte négativement l’Afrique ?
Les 4 et 5 juillet 2022,s’est tenue une grande conférence à Lugano, dans la partie italophone de la Suisse, sur la reconstruction de l’Ukraine. 40 délégations sont venues de pays partenaires et 20 d’organisations internationales pour aider à la reconstruction de l’Ukraine. Nous avons mis à la disposition de l’Ukraine et de la Russie nos capacités de médiation. Pour ce qui est de la sécurité alimentaire et l’impact sur l’Afrique, nous avons aussi augmenté notre contribution sur le Programme alimentaire mondial (Pam) de l’Onu pour essayer de mitiger la crise alimentaire qui a lieu au niveau mondial et sur l’Afrique. Nous accueillons des réfugiés ukrainiens en Suisse. Nous avons maintenant environ 58000 réfugiés.
La Suisse un pays neutre. Est-ce que cela ne va pas porter un coup à l’image de la Suisse ?
La politique de neutralité nous laisse une grande marge de manœuvre. En l’occurrence, l’agression militaire menée par la Russie contre l’Ukraine est une violation grave du droit international, notamment l’interdiction du recours à la force inscrite dans le droit international ainsi que l’intégrité territoriale et la souveraineté de l’Ukraine. La Suisse est dans le camp des pays qui défendent les valeurs démocratiques et le droit international.
Nous sommes frappés par la diversité linguistique en Suisse où l’on parle à la fois l’Italien, l’Allemand et le Français. Comment arrivez-vous à gérer cette diversité sans créer de conflits de sécession comme nous le voyons dans certains pays européens ?
Cela fait 700 ans que la Suisse s’est construite du bas vers le haut. Nous nous sommes donné le temps de nous construire. Au plan politique, nous essayons de maintenir l’équilibre des régions et des langues. Nous avons un gouvernement composé de 7 ministres. Au sein de ces 7 ministres, il y a toujours une représentation de la majorité germanophone ainsi que des minorités francophones et italophones. Les différents cantons sont représentés au Parlement et aussi dans la Chambre haute, soit deux par canton. Cela aussi génère une forme d’équilibre entre les différentes régions du pays, qui, je crois, est nécessaire à la stabilité du pays. Cela est aussi un atout. Avoir trois langues, c’est aussi avoir trois cultures. Nous apprenons à nous connaître et on connaît mieux l’autre et nous en tirons un avantage mutuel.
Qu’est-ce qui distingue la Suisse des autres pays européens ?
Nous avons tous des particularités. Nous sommes proches de nos voisins par des proximités culturelles. Mais aussi par le fait qu’il y a plusieurs centaines de milliers de frontaliers européens qui viennent tous les jours travailler en Suisse et retourner chez eux. Nous avons 25% de la population résidente en Suisse qui est d’origine étrangère, et qui est la bienvenue dans notre pays. La Suisse est un petit pays qui n’a pas accès à la mer avec un tiers de montagnes, tout en étant très urbanisé. Cela fait une particularité géographique que certains pays n’ont pas.
La Suisse n’a pas de crise politique, ne connait pas des problèmes migratoires. Qu’est ce qui explique cela ?
Nous avons un système politique qui promeut la stabilité. La Suisse prône la démocratie directe qui permet au peuple de se prononcer plusieurs fois par année sur différents sujets soumis au vote populaire, que cela soit par droit d’initiative ou de référendum. Cela permet aux populations, tout le temps, de se prononcer sur des sujets qui les concernent et elles participent ainsi à la vie politique du pays. Nous avons aussi un système du pouvoir qui est très décentralisé. Il y a énormément de compétences qui sont données aux cantons. Les finances publiques sont aussi grandement l’œuvre des cantons. Cela fait que chaque région peut répondre de manière plus appropriée aux besoins des citoyens. La décentralisation, les droits populaires et les équilibres entre communautés linguistiques, ces trois facteurs font que la Suisse est un pays stable au fil du temps.
Pendant longtemps, la Suisse a été liée aux paradis fiscaux. Est-ce que cette politique a changé ?
Nous avons fait tout ce que nous pouvions au niveau international. Nous nous sommes mis en conformité avec les standards du Groupe d’action financière (Gafi), de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et de l’Union européenne. Nous sommes vraiment alignés là-dessus. Ce n’est plus vraiment un sujet. Notre place financière s’est mise à niveau et j’ajouterai une chose, elle est très performante dans les Fintec. Il faut retenir qu’elle ne participe qu’à 5% de notre Produit intérieur brut.
La Suisse est considérée comme l’un des pays les plus riches du monde avec un PIB de 619 milliards dollars selon le Fmi. Quel est le secret de la réussite de l’économie suisse ?
C’est l’investissement dans le capital humain. Nous n’avons aucune ressource naturelle à part de l’eau et du sel. C’est la force de notre système de formation, la compétitivité de notre économie et la force de notre système d’apprentissage qui est un système durable où les apprentis sont formés en entreprise et dans les écoles techniques. Tout cela participe au succès de la Suisse en créant le sens de la responsabilité individuelle et de l’efficacité. A la fin du 19e siècle, il y a eu une prise de conscience et le gouvernement de l’époque a investi en matière d’infrastructures. Nous avons un réseau de chemin de fer qui est l’un des plus denses de la planète. Les bases ont été mises sur pied il y a plus de 100 ans. Mais nous ne devons pas dormir sur nos lauriers, nous continuons de travailler dur.
La Suisse résiste mieux aux crises économiques que les autres pays européens. D’où tirez-vous cette force ?
Je ne sais pas si je peux faire une comparaison car je ne connais pas les difficultés économiques des autres pays européens. Je peux parler de mon pays et je pense que nous avons une gestion des finances publiques qui est très rigoureuse et assez conservatrice. Nous avons une structure du tissu économique extrêmement résiliente, une grande flexibilité des acteurs économiques et une administration efficace. Nous trouvons très souvent des solutions à nos problèmes avec pragmatisme. Cela aide, mais je ne peux pas affirmer que nous traversons les crises mieux que les autres pays.
Interview réalisée par Nomel Essis